Le Code d'Esther

arrive au moment où s’élève la voix du muezzin appelant les fidèles à la prière. Drôle de pays où, depuis soixante ans, Juifs et Arabes se livrent une guerre plus ou moins ouverte selon les époques et partagent dans le même temps un espace commun en toute convivialité. Est-ce la chaleur ou une manifestation physique consécutive à l’entretien que nous venons d’avoir ? Je suis en nage.
    « Alors ? risque Yohan.
    — J’avoue que cette rencontre m’a mis mal à l’aise. Je transpire à grosses gouttes. Ce que nous a raconté le Rav Chaya est troublant. Mais tout cela va à l’encontre de ce que je suis : mon éducation, ma formation universitaire, mon cartésianisme… »
    Je m’interromps un instant pour m’éponger le front et ouvrir la fenêtre du taxi qui fonce à présent vers Jérusalem. L’air frais m’aide à reprendre mes esprits. Je lui renvoie la question :
    « Et toi ?
    — C’est la première lumière que j’entrevois depuis quatre ans, depuis que j’ai commencé à m’intéresser à cette histoire, me répond-il, la gorge nouée. C’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui partage mon combat. Et je me dis que tout ce que j’ai enduré durant toutes ces années n’a pas été vain.
    — Je crois que je peux comprendre ce que tu ressens. Mais j’ai du mal à accepter cette histoire !
    — Pourtant, insiste Yohan, Germania et les 300 têtes couronnées…
    — Oui, j’ai bien entendu. Mais ce ne sont que des extrapolations, des interprétations de textes anciens. C’est comme si tu me demandais aujourd’hui de croire aux prédictions de Nostradamus. Je ne l’ai jamais fait et ce n’est pas maintenant que je vais changer. »
    L’air qui entre à flots dans la voiture a calmé mon coup de chaleur. Dehors, la voix d’Oum Kalsoum s’échappe d’un transistor.
    « Mais l’Allemagne et ses 300 principautés, renchérit mon ami, c’est écrit noir sur blanc dans un texte vieux de 1 500 ans…
    — C’est… dérangeant, je l’admets, mais pas assez convaincant.
    — Et si je te montre un texte du xviii e  siècle écrit par ce grand érudit, le Gaon de Vilna ? Je peux te le trouver sur Google dès notre arrivée à l’hôtel. Lui aussi parle des 300 provinces qui se réuniront pour former un seul État appelé “Germania” qui n’aura qu’un seul but : conquérir le monde !
    — Écoute, Yohan (j’ai conscience que mon ton de voix est quelque peu excédé), ne compte pas sur moi pour m’engouffrer aussi facilement dans une bulle mystico-religieuse, uniquement parce qu’un rabbin, si remarquable soit-il en tant qu’exégète, pense avoir décrypté un verset mystérieux.
    — Tu veux dire que le Rav Chaya est un illuminé ?
    — Je ne dis pas ça… Je dis simplement qu’on peut toujours faire dire aux mots et aux chiffres ce que l’on veut… surtout a posteriori  !
    — Alors, quoi ? Tu expliques ça par le hasard ? »
    Je préfère ne pas répondre, les yeux fixés sur les murailles de la Vieille Ville que longe à présent le taxi.
    « Et si le hasard, ou les coïncidences, appelle ça comme tu veux, se répètent deux fois, trois fois, dix fois dans le même texte… tu dis quoi ? » m’assène Yohan.
    De toute évidence, il n’a pas l’intention de me lâcher.
    Je n’ai rien à lui répondre. Je sais qu’il marque des points. On peut toujours tout expliquer par la logique, la raison, mais lorsque se succèdent dans un même espace-temps une série de correspondances, les armes scientifiques ou cartésiennes ne suffisent plus. C’est ce pas que je me refuse à franchir. D’où mon malaise et mon manque d’arguments. Mais je ne me rends pas. Pour le moment, l’émoi que je ressens n’aide pas au bon fonctionnement de ma pensée. J’ai besoin de temps, de réflexion pour trouver la parade. Et je suis sûr d’y parvenir.
    Le temps d’une douche et je cours déjà à l’autre bout de la ville. Charles Enderlin, le correspondant de France 2, m’a donné rendez-vous dans l’un des restaurants branchés de Jérusalem. On se connaît depuis trente ans et je dois dire que ses analyses sur la géopolitique de la région ont toujours été d’une rare pertinence. Charles a émigré en Israël après Mai 68, troquant les pavés du Quartier latin contre la pierre blanche de la Ville sainte. Il espérait y trouver un modèle de socialisme et de liberté correspondant aux idéaux de