Le commandant d'Auschwitz parle
préparés à héberger un nombre d’hommes
aussi considérable. On les rassemblait tout simplement sur un terrain que l’on
entourait sommairement de fil de fer barbelé et on les abandonnait à eux-mêmes.
Leur sort était exactement semblable à celui des Russes [72] .
C’est avec ces prisonniers qui se tenaient à peine debout qu’il
me fallait procéder à la construction du camp de Birkenau. Conformément aux
ordres d’Himmler, on aurait dû me livrer à Auschwitz des prisonniers
sélectionnés, capables de travailler. À entendre les chefs du convoi, c’était
ce qu’on avait trouvé de mieux à Lambsdorf. Effectivement la volonté de
travailler ne leur manquait pas, mais ils étaient tellement épuisés qu’on ne
pouvait rien en tirer. Je me rappelle fort bien leur avoir attribué
régulièrement des rations supplémentaires pendant qu’ils se trouvaient encore
dans le camp principal. Le résultat était nul : leur organisme ne
fonctionnait plus ; leur corps décharné ne pouvait plus digérer la
nourriture. Ils mouraient comme des mouches : leur faiblesse était telle
qu’ils succombaient au moindre malaise. J’en ai vu mourir par milliers en s’empiffrant
de betteraves et de pommes de terre. Pendant un certain temps, j’employais
presque quotidiennement environ cinq mille Russes à décharger des trains
entiers de betteraves. Toutes les voies étaient déjà encombrées de ces trains
et des montagnes de betteraves recouvraient les rails. Tout cela ne servait à
rien. L’état physique des Russes était tel qu’ils ne manifestaient plus la
moindre réaction. Ils traînaient sans but avec des visages hébétés ; ils
se terraient dans un coin pour avaler quelque chose de mangeable trouvé par
hasard, ou pour mourir en silence. La situation empira encore au cours de l’hiver 1941-1942,
lorsque tout le terrain fut recouvert de boue. Ces prisonniers supportaient
encore passablement le froid, mais l’humidité constante, la vie dans les
baraques rudimentaires et inachevées où on les avait parqués pendant la
construction de Birkenau, les achevaient rapidement. Le nombre des décès
augmentait sans cesse. Même les plus résistants disparaissaient les uns après
les autres. Les rations supplémentaires ne leur étaient d’aucune utilité. Ils
avalaient n’importe quoi, mais ne parvenaient pas à apaiser leur faim.
J’ai vu de mes propres yeux une colonne russe composée de
plusieurs centaines d’hommes, sur le chemin d’Auschwitz à Birkenau, s’écarter
soudain de sa route et se précipiter en rangs serrés sur un champ de pommes de
terre. Les sentinelles, débordées et surprises, étaient impuissantes à les arrêter.
Heureusement, j’arrivai au bon moment pour rétablir la situation. Les Russes
fouillaient dans les silos et il n’y avait pas moyen de les en arracher.
Certains sont morts en mastiquant, les mains pleines de pommes de terre.
Ces hommes n’avaient plus le moindre égard les uns pour les
autres ; l’instinct de conservation avait détruit en eux tout sentiment
humain. Les cas de cannibalisme n’étaient pas rares à Birkenau. Un jour, j’ai
trouvé moi-même un Russe couché entre deux tas de briques : on lui avait ouvert
le corps avec un couteau émoussé et on lui avait arraché le foie. Ils s’entre-tuaient
pour s’emparer de la plus misérable nourriture. J’ai été moi-même témoin, au
cours d’une promenade à cheval, du fait suivant. Un Russe s’était caché
derrière un tas de pierres et mangeait un morceau de pain. Un autre lui jette
une brique à la tête pour lui arracher ce morceau. Je me trouvais de l’autre
côté des fils de fer barbelés : lorsque j’arrivai sur les lieux par la
porte d’entrée du camp, le malheureux était déjà mort, le crâne fracassé. Quant
à l’autre, il avait pris la fuite et on ne pouvait pas songer à le retrouver
dans la foule des Russes qui traînaient tout autour. Pendant la construction de
la première tranche de Birkenau, on trouvait fréquemment, en creusant les
fossés, des corps de Russes tués, partiellement mangés et ensevelis dans la
boue.
C’est ainsi que s’explique la disparition mystérieuse de
tant de Russes. Des fenêtres de ma maison, j’ai vu un jour un Russe traînant
une bassine derrière le bloc attenant à la Kommandantur ; il était occupé
à la gratter ; soudain, un autre surgit à l’angle du block, s’arrête un
instant, se précipite sur le récipient, projette
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