Le dernier royaume
nous fixa de son œil noir tandis que nous décrivions le repas avec Alfred,
ses projets pour moi. Même Ragnar, pourtant si chagrin, éclata de rire lorsque
Brida raconta qu’elle avait prétendu être la nièce du roi Edmond.
— Cette reine Ælswith, demanda Halfdan, à quoi
ressemble-t-elle ?
— Ce n’est point une reine, dis-je. (Beocca me l’avait
expliqué.) Elle n’est que l’épouse du roi.
— C’est une fouine qui se prend pour une grive, railla
Brida.
— Est-elle jolie ? demanda Guthrum.
— Elle a le visage pincé, de petits yeux de cochon et
la bouche étroite.
— Il n’y trouvera donc point de joie, dit Halfdan.
Pourquoi l’a-t-il épousée ?
— Parce qu’elle est de Mercie, dit Ravn, et qu’Alfred
voulait s’allier à la Mercie.
— La Mercie est nôtre, gronda Halfdan.
— Mais Alfred veut nous la reprendre, dit Ravn. Nous
devrions envoyer des navires chargés de riches présents pour les Bretons. S’ils
l’attaquent de Galles et de Cornwalum, il devra diviser son armée.
C’était une phrase malheureuse, et Halfdan, qui avait encore
un cuisant souvenir d’avoir agi ainsi devant la colline d’Æse, contempla
sombrement son ale. Il était distrait par son échec devant le Wessex et par les
rumeurs de soulèvements en Northumbrie et Mercie. Les Danes s’étaient emparés
si vite de l’Anglie qu’ils n’avaient jamais vraiment soumis leurs conquêtes, ni
occupé toutes les forteresses. En conséquence, les révoltes prenaient comme feu
aux bruyères. Il était temps, déclara-t-il, d’étouffer ces flammes et de
soumettre par la terreur les terres conquises. Une fois Northumbrie, Mercie et
Anglie calmées, l’attaque du Wessex pourrait reprendre.
Alfred envoya le reste du tribut en argent et les Danes
libérèrent les jeunes otages, y compris les jumeaux merciens, puis nous
retournâmes à Lundene. Ragnar exhuma l’urne contenant les cendres de son jeune
fils et l’emporta sur la Vipère.
— Je l’emmènerai chez nous, me dit-il, pour
l’enterrer avec son peuple.
C’était l’automne quand nous atteignîmes Lundene, mais ce ne
fut qu’au printemps que les trois navires de Ragnar quittèrent la Temse. À
quinze ans, j’avais tellement grandi que je dépassais d’une tête la plupart des
hommes, et Ragnar me confia le gouvernail. Il m’apprit à diriger un navire, à
prévoir la rafale de vent ou la vague, et à peser sur le gouvernail avant que
le navire ne change de cap. Il fallait être subtil et au début le navire
oscilla comme un homme ivre, car j’appuyais trop fort ; mais je finis par
sentir la volonté du vaisseau dans le long manche de la godille et par adorer
le frémissement du frêne alors que sa quille élancée prenait toute sa vitesse.
— Je ferai de toi mon deuxième fils, me confia Ragnar
durant ce voyage. Je favoriserai toujours mon aîné, continua-t-il, parlant de
Ragnar le Jeune, mais tu seras un fils pour moi.
— Cela me plaît, répondis-je gauchement. J’en suis
honoré.
— Uhtred Ragnarson, dit-il comme pour éprouver le son
de ce nouveau nom.
Cela dut lui plaire, car il sourit, puis il repensa à Rorik
à jamais disparu, des larmes lui montèrent aux yeux et il se tut en fixant la
mer déserte.
Cette nuit-là, nous dormîmes dans l’embouchure de l’Humber.
Et deux jours plus tard, nous étions de retour à Eoferwic.
Le palais du roi avait été réparé. Les hautes fenêtres étaient
munies de nouveaux volets, et le toit chaumé de neuf avec de la paille de
seigle dorée. Les vieux murs du palais romain avaient été nettoyés et il n’y
avait plus de lichen sur les joints entre les pierres. Lorsque Ragnar demanda à
entrer, des gardes postés à la porte lui répondirent sèchement d’attendre. Je
crus qu’il allait dégainer son épée, mais avant que sa colère n’éclate Kjartan
fit son apparition.
— Mon seigneur Ragnar, dit-il aigrement.
— Depuis quand un Dane attend-il à cette porte ?
demanda Ragnar.
— Depuis que j’en ai donné l’ordre, répondit Kjartan
avec insolence.
Tout comme le palais, il avait l’air prospère. Il portait
une cape de fourrure d’ours noir, de hautes bottes, une tunique de mailles, un
ceinturon de cuir rouge et presque autant de bracelets que Ragnar.
— Personne n’entre sans ma permission, continua-t-il,
mais bien sûr tu es le bienvenu, jarl Ragnar. (Il s’effaça pour nous laisser
entrer, Ragnar, moi et trois hommes, dans la grande
Weitere Kostenlose Bücher