Le dernier vol du faucon
général fit appeler son interprète, Suvit, un jeune orphelin catholique originaire des provinces du Nord auquel les jésuites avaient appris le français, heureux de pouvoir compter sur ses yeux et ses oreilles dans l'enceinte du fort.
Desfarges et ses principaux officiers attendirent anxieusement son arrivée. Hors de lui, le général fulminait. Comment avait-on osé retenir de force son fils à Louvo? L'honneur de la France était en jeu. Malgré leurs protestations, il avait informé ses officiers qu'il se rendrait en personne à Louvo, accompagné seulement de son second fils et d'un assistant. Après quoi, il ramènerait ses deux fils sains et saufs à Bangkok ou alors il périrait avec eux dans la tentative. S'il devait leur arriver quelque chose, son suppléant Verdesal, qui commanderait le fort en son absence, devait immédiatement déclarer la guerre et informer Petraja que les canons français de Bangkok tireraient sur toute embarcation siamoise empruntant le fleuve.
Quand Suvit se présenta, le général lui tendit la lettre et lui demanda de la traduire devant ses officiers: Beauchamp, Verdesal, Le Roy, Fretteville et le jeune Desfarges, son second fils.
La lettre était rédigée dans le style officiel fleuri et le général y était qualifié d'illustre envoyé du puissant monarque français, le roi Louis. Elle disait qu'à la demande du Seigneur de la Vie, Petraja avait été chargé des affaires du royaume en tant que régent et qu'à ce titre celui-ci était satisfait de voir que les Français n'avaient pas tenté de venir en aide à Constantin Phaulkon, accusé de trahison et démis de toutes ses fonctions. Petraja s'excusait pour le sort malheureux des trois officiers récemment tués, soulignant que l'incident montrait bien à quel point le peuple identifiait la cause de la France à celle de Phaulkon.
Petraja se déclarait également satisfait de noter que les Français, tant admirés par le Seigneur de la Vie, resteraient les alliés fidèles du Siam et, comme témoignage de son amitié indéfectible, il proposait de nommer Barcalon, à la place de Phaulkon, le fils du général, actuellement accueilli en «invité» à Louvo. Ainsi, la France resterait à jamais l'alliée privilégiée du Siam, alliance confirmée par la nomination d'un Français au poste de Premier ministre. Petraja espérait en outre que le général Desfarges resterait quelque temps à Louvo pour faire profiter son fils de son expérience et le préparer à son nouveau poste. Il l'invitait donc à le rejoindre au Palais au plus vite et mettait ses barques à sa disposition.
Desfarges questionna du regard ses officiers et lut dans leurs yeux la même réponse: c'était un piège. Mais le général français, fidèle à sa nature hésitante, demeurait convaincu que c'était de Phaulkon que les Siamois voulaient se débarrasser et non de la France.
«J'ai du mal à croire, Général, que Petraja veuille installer un Français comme Barcalon. C'est un nationaliste convaincu, objecta Beauchamp.
- Petraja cherche à vous attirer dans un piège, Général, avertit Le Roy. N'y allez pas.»
Desfarges les considéra d'un regard hautain. Il avait peut-être du mal à prendre une décision, mais quand il en avait arrêté une, il était difficile de l'en faire changer. En dépit des protestations répétées de ses officiers, il se tourna vers son fils et l'informa qu'ils allaient partir tous deux pour Louvo avec l'escorte que leur proposait Petraja.
Une heure plus tard, accompagné de son plus jeune fils, de son interprète et d'un assistant, il s'embarquait pour Louvo, un voyage de seize heures par le fleuve. Nellie l'avait supplié de l'emmener avec lui, mais, inébranlable, il l'avait renvoyée sans ménagements. Il ne faisait manifestement plus confiance à l'Anglaise et pensait au contraire qu'en raison de ses liens avec Phaulkon elle pouvait nuire à la cause française. Au fort, on pourrait garder un œil sur elle.
Elle réussit cependant à obtenir qu'il s'informe de ce qu'était devenu son fils Mark et lui fit promettre de le ramener au fort avec lui s'il n'était pas déjà en route.
Au début du voyage, ils ne furent accompagnés que d'une petite escorte. Mais, bientôt, d'autres embarcations occupées par des hommes en armes vinrent se joindre à eux et, progressivement, cernèrent la barque du général. Alarmé, ce dernier demanda à son interprète ce que signifiait un tel cortège. Il lui fut répondu
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