Le dernier vol du faucon
connaître le vrai Dieu ? »
Il retint un soupir. Elle ne comprendrait jamais. Son engagement religieux était si total qu'il l'empêchait de distinguer le jeu subtil du pouvoir et des ambitions politiques. «Il s'agit de préserver la continuité du Siam, Maria, et non de ce que l'un de nous deux souhaiterait voir se produire.
- Ainsi, la religion n'est rien d'autre, pour vous, qu'un pion à négocier sur l'échiquier politique, n'est-ce pas ? »
Elle se pencha en avant avec colère, donnant libre cours à ses frustrations.
Il perdit patience. « Ecoutez, Maria, je suis le Premier ministre d'un État bouddhiste, et je sers un roi bouddhiste. Croyez-vous que l'on puisse annihiler en quelques mois près de mille ans de tradition ? Je vous le répète, il faut attendre le bon moment et prendre toutes les précautions.
- Si vous refusez d'agir maintenant, Constant, ils agiront sans vous! répliqua-t-elle d'une voix de plus en plus forte. Les canons français protégeront le nouveau roi catholique. Dès que les jésuites auront retrouvé de Bèze, ils se proposent d'envoyer Malthus à Bangkok pour demander l'aide du général Des-farges. »
Il fut stupéfait. « Et moi je vous dis qu'il faut empêcher Malthus !
- Qui donc l'arrêtera? lança-t-elle d'un air de défi.
- Je le ferai, s'il le faut. » Une veine se mit à battre sur son front comme il se levait de son siège. «Au diable Malthus, au diable ces jésuites et leur zèle aveugle ! lança-t-il, furieux. En vérité, la morale rigide des catholiques ne peut convenir aux Siamois! Ils ne cesseront jamais de croire au cycle perpétuel de la vie et des réincarnations. Et ils veulent pouvoir divorcer! »
Il s'arrêta brusquement, comprenant trop tard qu'elle pouvait mal interpréter cette dernière réflexion.
Les yeux de Maria étincelaient. «Dans ces conditions, pourquoi n'embrassez-vous pas à votre tour la religion bouddhiste? Je vois bien que cela conviendrait à votre style de vie. Vous appréciez les manières débauchées de ce peuple et vous approuvez secrètement leur polygamie, n'est-ce pas, Constant? Et vous aimeriez bien que je l'approuve aussi.
- Je m'absente six semaines et voilà ce que vous et vos maudits jésuites manigancez! rétorqua-t-il, amer.
- Six semaines? Mais c'est tout le temps que vous êtes absent! Vous ne revenez que pour découvrir d'autres sujets qui vous éloignent de moi ! » Sa voix se fêla, comme au bord des larmes. «Je suis si lasse d'être toujours seule.»
Il fit un effort considérable pour garder son sang-froid et parler d'une voix douce.
«Seule, vous? Alors que vous êtes sans doute l'épouse de Barcalon la plus active de toute l'histoire de ce pays. L'orphelinat, les bonnes œuvres... il ne se passe pas un seul jour sans que les femmes de mandarins ne se bousculent dans votre salon.»
Elle eut un sourire triste. «Parlons-en, oui... Avec leurs éternels sourires et leurs bavardages creux. Je ne suis entourée que de gens avec lesquels il m'est impossible de communiquer réellement. Ce sont des bouddhistes, et tous obéissent à des règles de vie totalement étrangères aux miennes. » Elle le regarda durement. « Et, comme vous le dites si bien vous-même, ces femmes ne voient, elles, aucun inconvénient à partager leur mari... »
Il l'observait, s'efforçant d'éprouver de la pitié pour elle plus que de la colère. Son inflexibilité, son rigorisme étaient les purs produits de l'éducation dispensée par les jésuites, une éducation qui l'avait coupée du monde extérieur simplement parce que celui-ci n'était pas jugé conforme à leur rigide code de vie. Les rares personnes qui partageaient sa foi chrétienne - pour la plupart, des Eurasiens mêlés de sang portugais - étaient issues de brèves liaisons entre des soldats et des prostituées. Autant dire qu'elles ne constituaient guère une compagnie convenable pour l'épouse d'un Barcalon. Toutefois, s'il fallait bien admettre que ces circonstances n'avaient rien de favorable, c'était aussi à cause d'elle-même et de ses propres choix que Maria se retrouvait seule. Plus il y pensait, plus Phaulkon réalisait à quel point le fossé qui les séparait se creusait de plus en plus.
Il la vit poser une main sur son ventre. « Sans doute devrai-je aussi élever seule mon enfant. Le travail que j'accomplis à l'orphelinat m'aura au moins appris ce qu'il en est lorsque les parents sont absents. J'espère seulement que ce sera un garçon. Car je
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