Le dernier vol du faucon
préférable d'abattre immédiatement sa carte maîtresse.
«Très Saint Père, j'ai manqué à mes devoirs, mais c'était au nom de la foi. Le garçon qui a rempli hier mon bol à aumônes m'a dit que son père avait besoin de me parler de toute urgence. C'est un homme que je connais bien et qui a servi sous mes ordres lors de la dernière campagne contre les Birmans. J'ai péché en acceptant de sortir à minuit pour répondre à son appel. Il m'a fait savoir que Vichaiyen avait regagné
Louvo et qu'il appuyait de tout son poids la candidature de Pra Piya à la succession. »
Petraja marqua un temps pour ménager ses effets. «Pire encore, il semblerait que Vichaiyen pousse le favori du roi à se convertir au catholicisme. Et vous n'êtes pas sans savoir que Pra Piya peut compter sur l'appui du général farang et sur ses armes de guerre meurtrières. »
Il risqua un coup d'œil pour juger de ses paroles mais l'expression de l'abbé demeurait impénétrable. Pourtant Petraja était certain d'avoir touché un point sensible. Il savait que la hiérarchie bouddhiste n'appréciait guère les tentatives ouvertes de conversion menées par les prêtres catholiques pour saper la religion traditionnelle. Or il venait clairement d'annoncer que ces diables de chrétiens préparaient une offensive grâce à l'appui de leur laquais, Constantin Phaulkon.
Le saint homme répondit du même ton égal. « Pra Piya est faible et encore bien jeune. Pour l'instant, Chao Fa Noi demeure l'héritier légitime du trône.»
Il y eut un silence. Comme s'il se parlait à lui-même, l'abbé reprit: «C'est étrange, cette passion des chrétiens à vouloir convertir tout le monde. Il ne nous viendrait pas à l'idée d'envoyer nos moines en France pour y enseigner les chemins de notre Guide. Les voies qui mènent à Dieu sont multiples. »
Petraja était certain, maintenant, que ses paroles avaient produit leur effet. Il attendit mais le vieux moine mit un long moment avant de reprendre la parole.
«Au cours des longues années que j'ai consacrées à l'enseignement, je ne me rappelle pas avoir rencontré un esprit aussi rapide et réceptif que le vôtre, Général. Mais je demeure convaincu qu'un homme ne doit choisir une vie de méditation que s'il est réellement fait pour cela. Il m'apparaît que vous pourriez mieux servir le Bouddha par d'autres chemins. La future succession du trône nous concerne tous. Le moment est peut-être venu pour vous d'abandonner votre robe safran. »
Petraja retint un sourire. «Vénérable Père, j'espérais avec le temps me montrer plus digne de ce saint lieu et de cette communauté à laquelle je désire sincèrement appartenir. Mais, si tel est votre désir et si je reçois votre bénédiction, je retournerai à la vie séculière. »
Impassible, l'abbé fixait sur lui son regard indéchiffrable. « Une armée a besoin de son général tout autant qu'un moine de sa force d'âme.»
Cette fois, le cœur de Petraja fit un bond dans sa poitrine. L'abbé était-il en train de lui dire qu'il devait trouver le moyen de lever une armée? En temps de paix, il n'y avait pas de troupes régulières au Siam et seul le roi pouvait autoriser un appel aux armes. Si réellement l'abbé apportait son soutien aux projets de Petraja, ce dernier aurait toutes les chances de gagner l'ultime défi lancé à Phaulkon. Même avec leurs canons dévastateurs, les Français reculeraient devant les vingt mille éléphants de guerre siamois.
La voix du vieil homme interrompit le cours de ses pensées: «Le jeune prince peut, certes, commettre des erreurs, mais je suis persuadé qu'il restera bouddhiste jusqu'à son dernier souffle.
- Vénérable Père, il aura tout mon appui.
- Vous devez savoir, Général, que d'autres pressions ont été exercées sur moi pour que je vous renvoie à la Cour. Le Seigneur de la Vie lui-même vous a fait demander. »
Ainsi, l'appel était déjà venu, songea Petraja en se demandant depuis combien de temps l'abbé gardait pour lui cette nouvelle. Il n'y avait pas de lien d'affection unissant le religieux et le monarque. Lorsque celui-ci avait décidé de se faire construire un palais à Louvo, il avait recruté des milliers de moines pour mener à bien ce projet. Décrétant par la suite que beaucoup d'entre eux n'étaient que des paresseux indignes de porter la robe safran, il avait adressé aux principaux wats du pays un questionnaire rédigé en
pali - la langue sacrée. Ceux qui ne
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