Le Druidisme
extraordinaires. Ces
clameurs étaient de même nature que les trois cris de Kulhwch.
Mais l’incantation ne se faisait pas n’importe comment. Il
fallait donc tenir compte de la composante vocale et de la résonance musicale,
mais aussi d’une gestuelle compliquée dont nous avons un pâle écho, très
christianisé, dans un texte du Livre de Ballymote. Avant d’incanter, il fallait
d’abord jeûner « sur la terre du roi pour qui le poème avait été
fait ». La satire devait être composée par « trente laïcs, trente
évêques (sic) et trente fili ». Le
poète-satiriste chargé de l’opération partait avec six compagnons,
« titulaires de six grades de file »,
en particulier un ollamh (= très puissant, le
rang le plus haut des fili ). L’ollamh menait
les autres sur une colline, au coucher du soleil, « sur la frontière de
sept pays (chiffre évidemment symbolique). Alors, « ils tournaient tous le
dos à un buisson d’aubépine qui devait se trouver au sommet de la colline. Le
vent soufflant du nord, chacun d’eux tenant à la main une pierre de fronde et
une branche d’aubépine, chantait contre le roi une strophe au-dessus de ces
deux choses. L’ollamh chantait le premier, et les autres, chacun à leur tour,
après lui. Enfin, ils déposaient leur pierre et leur branche sur la racine du
buisson d’aubépine ». Mais le procédé est dangereux : « S’ils
avaient tort, ils étaient engloutis par la terre de la colline. Au contraire,
si c’était le roi qui avait tort, c’était lui que la colline engloutissait,
avec sa femme, son fils, son cheval, ses armes, son équipement et son
chien » [280] . À ce
compte, ce n’est plus de la magie à la petite semaine, mais un rituel qui met
en jeu des forces naturelles latentes qui peuvent être réveillées. Et c’est
l’incantation qui réveille ces forces. Les théories modernes sur la puissance incroyable
de l’esprit humain (nous n’utilisons qu’un dixième de notre cerveau) et les
expérimentations bien réelles, encore qu’occultées par la science officielle,
qui sont pratiquées par des chercheurs de laboratoire, devraient prendre en
compte des rituels comme celui-ci.
Comme toute opération de ce genre, l’incantation n’était pas
seulement négative, dirigée contre quelqu’un. Il n’y a pas de magie blanche ou
noire, il y a une magie qui est à la fois blanche et noire. Un guérisseur peut
apporter une maladie et un envoûteur peut guérir, puisque
c’est en fin de compte le même personnage. Ainsi dit un satiriste :
« Je chanterai moi-même vos poèmes et vos incantations, et les séries des
généalogies de vos anciens et de vos ancêtres en votre présence, pour augmenter
le courage de vos combattants » [281] .
Cela ne contredit nullement la vision qu’avaient les Grecs
et les Latins sur ce sujet : « Il y a chez eux même des poètes lyriques
qu’ils nomment bardes. Ces poètes accompagnent avec des instruments semblables
à des lyres leurs chants qui sont tantôt des hymnes, tantôt des satires »
(Posidonios, chez Diodore de Sicile, V, 31). D’ailleurs, l’incantation entrait
dans le cérémonial de la divination.
Cette divination semble avoir été très à l’honneur chez les
Celtes. « Pour ce qui est de la pratique des augures », dit
Trogue-Pompée (Justin, XXIV, 4), un Gaulois du peuple des Voconces, « les
Gaulois surpassent toutes les autres nations ». Cette divination
s’exerçait aussi bien à partir de l’observation du vol des oiseaux et des
entrailles des victimes que par des incantations et des songes provoqués. Le
Glossaire de Cormac décrit un rituel de divination : « Le file mâche un morceau de la chair d’un porc rouge,
d’un chien ou d’un chat, qu’il dépose ensuite sur la pierre plate, derrière la
porte. Il l’offre aux dieux sur l’autel avec une incantation, puis il invoque
ses idoles (le rédacteur est un moine chrétien)…, il incante ses deux paumes et
il garde ses deux paumes sur ses joues jusqu’à ce qu’il s’endorme. On le veille
ensuite pour qu’il ne soit ni dérangé ni troublé avant que tout lui soit
révélé… » [282] . Le
rituel est absolument comparable aux cérémonies qui préludent au « Voyage
du Chaman » et qui comportent également une manducation ou une absorption
de substances hallucinogènes, une mise en condition, des invocations, le tout
suivi d’un sommeil extatique au cours duquel le chaman aura la
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