Le Fardeau de Lucifer
les talons et me glissai dans la nuit, vers le Sud. Je marchai lentement et dans le plus grand silence, de peur de tomber sur une patrouille, mais je n’en rencontrai aucune. De toute évidence, Montfort craignait assez nos sorties pour ne pas exposer quelques hommes isolés.
Après une heure, j’arrivai en vue du camp et m’accroupis près d’un buisson pour observer. Des gardes formaient un cordon tout autour et scrutaient nerveusement la nuit, à l’affût du moindre bruit. À l’intérieur du périmètre, la plupart des tentes n’étaient plus que cendres et les soldats du pape dormaient à la belle étoile. Je notai avec intérêt qu’aucun n’avait retiré son armure, autre indice qu’ils n’étaient pas tranquilles. Je souris malgré moi. Nous avions réussi à pénétrer dans leur tête et à instiller le doute et la peur. Malheureusement, j’avais été celui qui avait payé le prix le plus élevé pour ce succès. Au centre du camp, bien protégée par ce qu’il restait de croisés, se trouvait une grande tente rouge et blanche aux couleurs de Montfort. Elle était encore illuminée. Je savais qu’il se trouvait derrière ce mince rideau de tissu. Une colère froide me serra la poitrine.
Je repérai une grande croix de bois qui avait été érigée un peu à l’écart du camp et m’y dirigeai. Puis j’attendis. Depuis le début du siège, les moines qui se trouvaient dans le camp célébraient l’office avec une rigoureuse exactitude, leurs chants provenant comme une insulte jusqu’à Toulouse lorsque le vent soufflait dans la bonne direction. Quand l’heure des matines arriva, ils sortirent de leur tente tel que je l’avais espéré et se dirigèrent vers l’orée du camp. Les gardes, habitués à leur manège, leur laissèrent le passage sans faire de difficultés. La tête encapuchonnée et baissée, les mains dans les manches de leur bure, ils se dirigèrent vers la croix en psalmodiant. Ils se disposèrent autour en demi-cercle, s’agenouillèrent et, d’une voix ensommeillée, chantèrent des prières qui réveillèrent en moi les souvenirs du passé.
Les dévotions durèrent une dizaine de minutes. Le moment que j’attendais était arrivé. Je laissai les moines se relever et faire quelques enjambées vers le camp. Je sortis de ma cachette et, singeant leur pas lent et solennel, les mains dans mes manches, ma tête encapuchonnée inclinée vers le sol, je pénétrai avec eux dans le camp ennemi sans que les gardes ne remarquent le moine supplémentaire. Lorsqu’ils arrivèrent à leur tente, je m’éclipsai doucement dans la nuit pendant qu’ils allaient se recoucher.
Je me retrouvais tout près de la tente de Montfort, qui était toujours éclairée et d’où me parvenaient des voix étouffées. Après m’être assuré qu’aucun garde ne circulait à proximité, je m’en approchai sur la pointe des pieds. Pernelle était peut-être derrière ce mince rideau d’étoffe. Tenant mon impatience en laisse, je m’accroupis dans le noir et tendis l’oreille. Des hommes discutaient à l’intérieur.
— Tout est prêt ? s’enquit l’un d’eux.
Je me raidis, la mâchoire serrée par la haine. J’avais entendu cette voix profonde et graveleuse dans la tente d’Arnaud Amaury, puis sur le parvis d’une église à Béziers, remplie d’innocents qu’on s’apprêtait à massacrer. Son propriétaire avait décapité une fillette et m’avait fait parvenir sa tête pour me narguer. Jamais je n’oublierais ses yeux noirs et luisants d’un fanatisme froid. Simon de Montfort.
La conversation que j’avais surprise le soir de notre première rencontre me revint en tête.
— Alors ? avait demandé Amaury.
— Mes espions ne ramènent que des rumeurs, monseigneur, avait répondu le chef des croisés.
— Et pourtant, ces documents se trouvent bien quelque part dans ce pays... N’oublie pas : si quelqu’un met la main dessus, ils doivent nous être remis en main propre. Personne ne doit les lire. Tu m’entends ? Personne. Sur ordre exprès de Sa Sainteté elle-même et sous peine d’excommunication.
Je ne pouvais pas le savoir à l’époque, mais déjà Montfort et Amaury cherchaient à s’emparer de la Vérité. Ma main saisit la poignée de Memento à travers la bure et la serra si fort que mes jointures me firent mal. Je dus me contrôler pour ne pas la dégainer sur-le-champ, fendre la toile de la tente et faire irruption à
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