Le Fardeau de Lucifer

l’obligation : Je m’engage à ne les point révéler et à empêcher tout frère ou sœur de le faire, y compris son Magister, s’il est en mon pouvoir de l’en empêcher, et en le tuant s’il le faut, récita-t-il avec lassitude pour la seconde fois en quelques heures. Je m’engage en outre à les défendre au prix de ma vie, à leur consacrer mon existence entière et à les emporter dans la tombe.
    Je l’écoutais, sidéré. La protection de la Vérité autorisait toutes les bassesses.
    —    Pour un membre de l’Ordre, le sacrifice de sa propre vie, librement consenti, est l’ultime prolongement de l’engagement, Gondemar, termina Ravier.
    J’étais stupéfait. Sans en être conscient, je m’étais engagé solennellement à tuer quiconque quittait l’Ordre et à accepter moi-même la mort si tel était jamais mon cas, C’était donc à cela qu’Esclarmonde avait fait allusion lorsqu’elle avait répondu de moi. Si les intentions qu’on lui prête s’avèrent vraies, je quitterai l’Ordre de mon propre chef et j’accepterai de bon gré que l’on me fasse taire comme l’exige la tradition... Elle avait garanti mon intégrité et mon honneur avec sa vie. Rien de moins. C’était aussi pour cette raison qu’elle avait été si horrifiée lorsque Ravier avait ordonné à Eudes de se charger de la terrible tâche. Eudes, lui, avait blanchi à cette demande. Il avait répugné à obéir, c’était évident. Les deux savaient qu’on leur demandait de tuer Montbard. Selon toute apparence, l’histoire du Magister se tenait.
    Ravier ouvrit les yeux et désigna l’ouverture dans le sol.
    —    Cette fosse a été aménagée sous l’autel, au cas où on devrait disposer d’un cadavre, soupira-t-il. Elle donne sur un puits naturel qui s’enfonce profondément dans la montagne.
    Il se redressa pour s’appuyer les coudes sur les cuisses, les mains jointes. Il secoua la tête avec tristesse.
    —    Quand je suis arrivé à l’infirmerie et que j’ai vu la jambe de sire Bertrand sur le sol, j’ai cru que la peine allait me fendre le cœur. Il avait passé plus de vingt ans à errer, injustement disgracié. Sa seule faute avait été d’être fidèle et d’obéir sans questionner. Il venait à peine d’être intégré dans l’Ordre, comme tel était son droit, et voilà qu’il se retrouvait estropié. Aussi cruel que cela puisse être, il devrait donc être sacrifié. À regret, j’en ai avisé Eudes, comme l’exigeait mon rôle. Crois-moi, il s’est rebellé. On ne tue pas son frère sans scrupules, à plus fortes raisons quand il vient tout juste d’être réhabilité. J’ai dû lui rappeler fermement son vœu d’obéissance : Je jure d’obéir en tout au Magister de ¡’Ordre, sans jamais contester les ordres donnés sous l’abacus.
    —    Sacrifier Montbard revenait à l’exécuter comme du bétail, rien de moins ! Vous ne valez pas mieux que les croisés qui massacrent femmes et enfants !
    —    Tu fus toi-même un de ces croisés, Gondemar, et cela ne nous a pas empêchés de te juger digne d’être des nôtres. Ne l’oublie pas. Mais tu as raison. C’est aussi ce que je me suis dit. Malheureusement, c’est notre usage.
    —    Alors le temps est venu d’en changer ! m’écriai-je. Morbleu, un Bertrand de Montbard sur une seule jambe vaut beaucoup plus pour l’Ordre que la plupart des hommes valides !
    Ravier tourna lentement la tête vers moi et me dévisagea.
    —    Je sais tout cela. C’est pour cette raison que je suis revenu ce soir, dit-il. J’espérais arrêter Eudes avant qu’il n’exécute mon ordre. Heureusement, Ugolin et toi êtes arrivés avant moi, sinon j’aurais échoué.
    Il toisa Ugolin.
    —    Tu peux abaisser ton arme, mon frère, dit-il d’une voix sereine. Personne ne mourra ce soir.
    Je dévisageai le Magister, à la recherche d’un signe de traîtrise, mais n’en détectai aucun. Il ne se trouvait dans ses yeux qu’une extrême lassitude. De la tête, je fis signe au Minervois de libérer Eudes, ce qu’il fit un peu à regret. Puis je me retournai vers Montbard. Il s’était évanoui.
    —    Eudes, es-tu en état de marcher ? s’enquit Ravier.
    —    Il en faudra beaucoup plus pour m’empêcher de faire mon devoir, répondit celui-ci en serrant les dents.
    —    Bien, alors aide Gondemar à ramener sire Bertrand à l’infirmerie. Dame Peirina doit encore y être. Assure-toi qu’elle