Le Fardeau de Lucifer

sachant si elle devait considérer mes paroles comme une manifestation de mon découragement ou comme un sacrilège, elle hésita un moment puis hocha la tête avec tolérance et s’éloigna, me laissant seul avec mon maître que, une fois encore, j’étais passé à un cheveu de perdre.
    Malgré ma détermination à veiller, je finis par m’endormir. Lorsque j’ouvris les yeux, Montbard me regardait en tâtant la bosse qui ornait encore sa tempe.
    —    Putain de Dieu. grommela-t-il. Que m’est-il arrivé ?
    —    Vous avez frôlé la mort. Hormis cela, rien à signaler.
    Je lui résumai les événements des dernières heures et il n’intervint que pour demander de temps à autre des précisions rendues nécessaires par l’incohérence de mon récit.
    —    Par la barbe du diable, maugréa-t-il lorsque j’eus terminé. Je ne sais pas ce qui me trouble le plus : que l’on ait décidé de m’occire ou que la Vérité ait été volée.
    Montbard se frotta le visage à deux mains, comme il le faisait souvent quand il était désemparé. La discussion semblait lui avoir redonné vie.
    —    Et les parchemins ? A-t-on idée d’où ils sont passés ? demanda-t-il.
    —    Aucune. Il est établi que personne n’est sorti de Montségur depuis l’arrivée du groupe mené par Ugolin. Seul un messager est entré. Que l’on sache, personne n’est descendu dans le temple avant la nuit dernière. Seul Ravier y est autorisé. Et pourtant, les parchemins n’y sont plus.
    —    Alors un des membres de l’Ordre ment, car quelqu’un y est allé, rétorqua mon maître. Il aura suffi que le filou soit de garde pour que personne ne sache qu’il était descendu.
    —    Si celui qui a transgressé la règle est membre des Neuf, il savait exactement le risque qu’il courait.
    Je lui expliquai ce que Ravier m’avait appris au sujet du serment des Neuf. Montbard m’écouta sans m’interrompre, mais son visage s’empourpra peu à peu de colère.
    —    Sous peine de mort ? gronda-t-il, lorsque j’eus terminé. Tudieu ! Personne n’avait jugé bon de nous prévenir de ce menu détail ? Enfin. Praemonituspraemunitus 6 ...
    Il réfléchit un instant en triturant sa barbe, puis se retourna vers moi et s’appuya sur son coude.
    —    Procédons par élimination, suggéra-t-il, un peu calmé. Qui, selon toi, est au-dessus de tout soupçon ?
    —    Ugolin, répondis-je aussitôt. Jusqu’à la nuit dernière, il ignorait tout de cette histoire. Et s’il avait voulu s’emparer des documents, il en aurait eu l’occasion lorsque nous avons affronté Evrart et ses hommes.
    —    Vrai, acquiesça le vieux templier. Esclarmonde, quant à elle, a eu charge de la cassette depuis le jour où je la lui ai confiée. Si elle avait voulu voler les parchemins, elle aurait eu vingt ans pour le faire avant qu’elle n’arrive à Montségur.
    —    De plus, elle nous a défendus bec et ongles dans le temple, l’informai-je. Elle a répondu de nous sur sa vie. Elle a mis Ravier au défi de l’égorger comme vous s’il s’avérait que nous étions les coupables.
    —    Je reconnais bien là sa grandeur d’âme. Cette femme est, fascinante.
    —    Elle est donc hors de tout soupçon, elle aussi. Ravier, quant à lui, est Magister de l’Ordre et lorsqu’il a trouvé la cassette vide, il s’en est trouvé mal tellement il était ébranlé, ajoutai-je. Ces choses-là ne se feignent pas.
    —    Restent donc Eudes, Jaume, Véran, Raynal, Peirina et Daufina ? continua Montbard.
    —    J’ai peine à imaginer un des Neuf trahir l’Ordre.
    —    Là où il y a homme, il y a hommerie, dit-il en me dévisageant gravement. Parfois, même les meilleures influences ne suffisent pas à réformer les bas instincts.
    Je baissai la tête, sachant trop bien à quoi il faisait référence. Il laissa s’écouler quelques secondes lourdes de reproche avant de poursuivre.
    —    J’ai vécu longtemps. Trop longtemps, je crois. Je ne suis plus certain de croire en l’homme. J’en ai vu plus que ma part se laisser corrompre par l’appât du gain et les belles promesses. Les Neuf ne sont pas plus stupides que les autres. Cette guerre est perdue et ils le savent aussi bien que nous. Ce n’est qu’une question de temps avant que Montfort balaie le Sud et le purge de l’hérésie. Il suffit que l’un d’entre eux estime sa propre vie d’une valeur supérieure à celle de la