Le Fardeau de Lucifer

mille hommes. Après six semaines, il a investi la citadelle et a fait traîner devant lui la châtelaine, Giraude de Lavaur. Comme elle refusait d’avouer son hérésie, il l’a fait jeter au fond d’un puits et lapider par ses soldats, qui s’en amusaient fort, dit-on. Je crois qu’il voulait surtout se venger du frère de la pauvresse, Aimery de Montréal, qui lui avait prêté serment de vassalité avant de se révolter et de se retrancher dans Lavaur. Il l’a fait pendre comme traître. Pour faire bonne mesure, les quatre-vingts chevaliers qui défendaient la cité ont été pendus, eux aussi, et leurs dépouilles ont été accrochées à un gibet de fortune pour y pourrir.
    —    Je reconnais bien là cette crapule de Montfort, maugréai-je.
    —    Il y a bien pire, sire. Il y avait quatre cents bons chrétiens dans Lavaur. Ils ont tous été brûlés vifs sur un immense bûcher qui a empesté les alentours pendant des jours.
    —    Le chien ! gronda Véran. Dieu veuille m’accorder le plaisir de me retrouver seul devant lui, que je lui fasse son affaire. Il souffrira tout son saoul.
    —    Nous souhaitons tous cette grâce, Véran, dit Montbard. Mais on dirait bien que, pour le moment, Dieu est du côté de ce monstre.
    —    Dieu ou le diable, fit Eudes.
    —    Quoi d’autre ? demandai-je.
    Constatant que nous étions de son côté, le jeune homme se détendit un peu et reprit avec plus d’enthousiasme.
    —    Une fois Lavaur soumise, Montfort s’est dirigé vers Les Cassès, où il a fait rôtir cent Parfaits de plus. Maintenant, toute la vicomté de Béziers, qu’il détient en propre depuis la mort de Raymond Roger Trencavel, est pacifiée. Il pourra concentrer ses efforts sur Toulouse. Comme le comte Raymond VI est à nouveau excommunié, il aura les coudées franches pour tout brûler avec la bénédiction du pape.
    —    Tu as vu tout cela de tes propres yeux ? demanda Eudes.
    —    Non, sire. Je tiens ces informations d’un messager qui a fui Lavaur. Mais elles sont fiables.
    —    Il y a plus ?
    —    C’est tout ce que je sais. J’ai quitté Toulouse sur l’ordre du comte Raymond de Toulouse, qui a dépêché des messages par toutes les terres pour avertir les cités et les forteresses que les choses se présentent mal et qu’elles devaient se préparer à subir l’assaut des croisés.
    —    Bien, dit Eudes.
    Le templier se dirigea vers l’autel, appuya quelque part sur le côté et le meuble pivota sur lui-même, sous le regard perplexe d’Albin. Véran s’était subrepticement glissé derrière lui. Sur un signe de tête d’Eudes, il tira sa dague, lui empoigna la tête, lui ouvrit la gorge d’un geste qui trahissait son expertise en la matière, puis le poussa dans la fosse avant même que son sang ne souille le carrelage. Le messager alla rejoindre Daufina, dont l’odeur de putréfaction envahissait le temple.
    Pour éviter que ne se reproduise la situation occasionnée par Eiquem, nous avions décidé que plus rien ne devait sortir de Montségur. Cela ne plaisait à personne, mais les circonstances l’exigeaient. Nous nous tenions autour de l’autel, le regard posé sur la fosse.
    —    Il faudra expliquer sa disparition, fit remarquer Raynal.
    —    Nous dirons simplement qu’il a quitté Montségur durant la nuit, sur l’autorisation personnelle de Ravier, dit Eudes.
    —    M’est avis qu’au rythme où les choses s’aggravent dans le Sud, les messagers se feront de plus en plus nombreux. La fosse risque de finir par déborder, dit Véran, sans humour, en remettant sa dague au fourreau.
    —    Bah ! Un peu de chaux pour accélérer le pourrissement et rien n’y paraîtra, proposa Montbard, dont l’esprit pratique ne cessait de m’étonner.
    Eudes remit l’autel en place et nous nous dirigeâmes vers nos fauteuils respectifs.
    —    Montfort semble se concentrer sur les cités du Nord, dit Eudes. C’est une bonne nouvelle pour Montségur.
    —    Je ne fais guère confiance à un messager venant de la part de Raymond de Toulouse, dit Véran. Cette canaille a tourné capot si souvent qu’on ne sait plus s’il appartient au pape ou aux rebelles.
    —    Il n’appartient qu’à lui-même, cracha Eudes. Il signerait de son sang un pacte avec le diable si cela lui permettait de conserver ses terres. Néanmoins, il n’y a aucune raison pour que ces nouvelles ne soient pas