Le Gerfaut
d’horreur, Gilles, les yeux grands ouverts, regardait le sommet des montagnes, s’efforçant de ne pas entendre et de se raccrocher à la seule idée consolante qui fût à sa disposition : Tim était sauf, Tim était hors des griffes de ces brutes. Peut-être même avait-il réussi à voler un mousquet grâce auquel il lui serait possible, de loin, de mettre fin aux souffrances de son ami…
Deux hommes s’approchèrent du condamné, armés de vases emplis de peinture noire et rouge avec lesquelles ils se mirent à lui peindre tout le corps ainsi que le voulait la coutume iroquoise.
Le feu flambait haut maintenant, dégageant une épaisse fumée. Les haches, les poinçons et les barres de fer que l’on y avait déposés rougissaient lentement. Hiakin se mit à ricaner.
— Tu n’essaies pas d’implorer notre pitié ? Qu’attends-tu pour nous supplier…
— Les hommes de ta race que tu mets à la torture te supplient-ils de les épargner ? jeta Gilles, méprisant.
— Les Indiens sont braves, quelle que soit leur tribu. Non seulement, ils ne pleurent pas mais ils chantent devant les apprêts de leur supplice et les plus vaillants chantent encore sous la torture.
— Ils chantent ?…
Avec l’énergie du désespoir, Gilles emplit d’air sa poitrine. Une chanson lui monta miraculeusement aux lèvres. C’était celle que, souvent, au camp de New-Port, chantaient le soir les soldats du régiment de Saintonge
Dans les jardins d’ mon père
Les lilas sont fleuris
Dans les jardins d’ mon père
Les lilas sont fleuris
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leur nid
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon
Auprès de ma blonde
Le vacarme du village indien avait fait place à un silence profond. Les femmes et les vieillards avaient ralenti le pas en allant porter leurs outils au brasier. Il y avait moins de haine dans les regards où passait quelque chose qui ressemblait à du respect : le prisonnier chantait… Dans le silence des montagnes sa voix résonnait comme un cri de victoire et, soudain, au seuil de la grande hutte, Gilles vit paraître une forme blanche qui accéléra les battements de son cœur. Sa voix mourut sur les derniers mots. C’était l’ange de la mort qui venait à sa rencontre sous les traits de la femme qui lui avait fait perdre la tête !…
Mais d’un seul coup le soleil bondit dans le ciel comme une boule de feu et la vallée s’illumina. Ce fut le signal. Un vieil homme à peu près chauve à l’exception d’une maigre mèche grise qui lui pendait du crâne saisit une longue tige de fer rouge et marcha vers le poteau. Avec une sorte de fureur désespérée Gilles se remit à chanter.
La caille, la tourterelle et la jolie perdrix
Et ma jolie colombe… qui chante jour et nuit…
La dernière parole atteignit un aigu brutal. L’extrémité de la tige de fer venait d’être appliquée sur sa cuisse… En une seconde il fut inondé de sueur. La douleur avait été atroce et se poursuivait en élancements lourds tandis qu’une écœurante odeur de chair brûlée s’élevait. Il serra les dents, puis, cherchant l’air, tendit toute sa volonté pour reprendre sa chanson. C’était une vieille maintenant qui s’approchait armée d’une griffe rougie.
Qui chante… pour les filles… qui n’ont pas de mari…
La vieille souriait comme sourit une tête de mort en agitant sous le nez du prisonnier son horrible instrument dont il sentait déjà la chaleur. Mais soudain une clameur se fit entendre. Sur l’un des postes d’observation regardant la rivière, un Indien hurlait quelque chose en faisant de grands gestes… Une voix lui fit écho : celle de Sitapanoki.
— Sagoyewatha !… Il revient !…
L’attention, instantanément, se détourna du supplicié pour aller vers la grande porte de l’eau que l’on ouvrait largement. De son poteau, Gilles put voir le coude de la rivière littéralement couvert de canoës emplis de guerriers. Coiffé de plumes d’aigle, un homme grand et maigre au maintien imposant se tenait debout, bras croisés, à la proue du canot de tête. Telle une barbare divinité des eaux, il érigeait sur les nuages brumeux qui traînaient sur la rivière une haute statue de cuivre.
Tout le village explosa en une énorme acclamation. Quelques femmes arrachèrent leurs robes et, nues, plongèrent pour nager à la rencontre des arrivants tandis que les tambours se remettaient à ronfler.
Toujours
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