Le Gerfaut
dallage une porte ouverte. Et brusquement, Gilles se trouva dans un univers parfaitement inattendu chez une modeste servante de cabaret. La chambre qu’on lui ouvrait était petite et basse sous ses grosses poutres brunes mais elle était charmante et presque élégante. Un tapis persan couvrait les dalles de pierre. De grands rideaux en mousseline des Indes pendaient au-dessus du lit habillé de soie rose. Des gravures de fleurs égayaient les murs blancs ainsi que quelques jolis meubles laqués gris, et, près de la cheminée où flambait un bon feu, une petite table à ouvrage montrait un ouvrage de dentelle abandonné.
Ravie de l’effet produit, Manon suivait, en souriant, les marques de surprise sur le visage de son compagnon.
— Cela te plaît ?
— Bien sûr ! Je ne m’attendais pas…
— À trouver une chambre comme celle-là dans la pauvre maison d’une pauvre fille comme moi ? Il faut bien que ça serve à quelque chose de se laisser tripoter par les grosses pattes de Yann Maodan ! À l’ Hermine Rouge, je suis sa servante, mais ici, c’est moi qui commande. Et j’ai aussi de belles robes, tu sais ?… Attends, je vais me faire belle pour toi ! Assieds-toi et ferme les yeux…
Elle rejetait sa mante, courait vers un coffre peint, comme en ont les capitaines de navires, posé dans un coin, en tirait un nuage rose et fébrilement commençait d’ôter son fichu brodé. Gilles l’arrêta :
— Écoute ! Je ne suis pas venu pour ce que tu crois.
Les doigts de Manon retombèrent comme des oiseaux touchés en vol tandis qu’elle levait sur le jeune homme un regard lourd de peine.
— Ah ?… Pourquoi alors ?
— À cause de mon ami… ce garçon qui était avec moi l’autre soir. Je l’ai cherché toute la journée d’hier et toute la nuit. Je voulais lui dire de ne pas rejoindre le Nantais. Et je ne l’ai pas trouvé…
Dans les yeux de la fille, la méfiance remplaça la déception. Elle secoua la tête comme pour en chasser une pensée importune.
— Alors, oublie-le ! Tout de suite ! cria-t-elle. Personne au monde ne peut plus rien pour lui. Et moi je ne te dirai pas un mot de plus à ce sujet…
— Pourtant…
Elle vint vers lui si brusquement qu’il ne put retenir un geste instinctif de défense. Mais elle se contenta de s’accrocher des deux mains à son bras levé.
— Tais-toi ! Plus un mot là-dessus. Je veux vivre, tu entends ? Vivre ! Yann Maodan est riche. Il me donne de l’or et avec l’or on peut sortir même d’une prison. Moi, j’en mets de côté pour le jour où si Dieu veut, je serai libre et pourrai oublier l’ Hermine Rouge. Je t’ai donné un bon avis parce que tu me plais et que ça me faisait mal de t’imaginer sous le fouet d’un nègre mais ne m’en demande pas plus. Il est trop tard.
— C’est mon ami, protesta Gilles avec une violence où se mêlait une espèce de délectation. C’était la toute première fois, en effet, qu’il lui était donné, à lui le bâtard dédaigné des plus modestes, d’employer ces mots-là. Et il ne put résister au plaisir de les répéter une seconde fois, quoique plus doucement : « C’est mon ami… »
— Tu en auras d’autres ! Tu es de ceux qui doivent attirer facilement l’amitié des hommes… et l’amour des femmes… Combien de maîtresses as-tu eues, déjà ?
Il la regarda avec une stupeur vaguement scandalisée.
— Des maîtresses ?… Mais aucune voyons ! Je suis élève de Saint-Yves ! ajouta-t-il sévèrement comme si c’était là une raison plus que suffisante. Mais s’il espérait à impressionner Manon, il dut déchanter car la fille de l’ Hermine Rouge partit d’un fou rire aussi franc et aussi naturel que son étonnement. Elle riait tant qu’elle dut se plier en deux, les mains contre les côtes, tandis que les larmes lui jaillissaient des yeux et se laissa tomber sur le coffre. Sous les vagues joyeuses de ce rire qui déferlait sur lui, le garçon, lentement, devint tout rouge.
— … Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans ! gronda-t-il, vexé. Les pères de Saint-Yves nous enseignent que la femme est l’instrument du Démon, qu’elle est fausse, perfide et dangereuse et que…
— … et que c’est la grande raison pour laquelle certains de ces bons pères s’aventurent parfois, habillés comme des notaires et leur tonsure cachée sous une perruque, dans les ruelles du port ou de l’arsenal, sans doute pour y
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