Le jardin d'Adélie
muraille.
*
Godefroy bouscula Louis jusqu’à l’une des faces du petit édifice octogonal abritant le pilori, contre laquelle il l’assomma presque avant de commencer à l’attacher. Une corde de chanvre mordit les poignets de l’adolescent et maintint ses poings serrés à la hauteur de la poitrine, contre un anneau solidement vissé au mur. En tournant la tête vers la droite, Louis put voir la cour déserte par le portail. Même le frère tourier était absent. À gauche, il aperçut Firmin qui assistait à la scène, les bras croisés, l’air satisfait. Il n’y avait rien à espérer de ce côté-là. Le cauchemar se réalisait. C’était Firmin qui agissait à travers eux. Louis se fit le serment de ne pas s’abaisser au point de demander à son père d’intercéder en sa faveur.
— Je ne suis pas possédé ! Lâchez-moi, scélérats ! Voleurs ! Je n’ai rien fait, protestait-il en vain.
Magister dit, d’une voix vibrante :
— Soyez sourds à la voix du Séducteur qui utilise celle de ce malheureux, mes frères. Évitez également son regard de braise, car il vous perdrait ! Le Malin est entré dans le corps de ce bel enfant et nous allons l’en extraire. Voici les hameçons qui plongeront dans sa chair pour y pêcher la créature démoniaque, pour notre salut à tous !
On arma Magister d’un scorpion qu’il brandit à la place de sa crosse. Les lanières munies d’hameçons lui effleurèrent le bras de leur caresse froide. Il prononça au hasard les extraits du rituel d’exorcisme dont il parvenait à se souvenir et meubla ses trous de mémoire avec quelques déclinaisons latines. Personne n’y prêta attention. Les hurlements de Louis couvrirent tout. Son dos fut lacéré dès le premier coup. Des gouttes écarlates se mirent à pleurer des crochets pointus. Pendant les premiers instants du supplice, Louis garda les yeux rivés sur la cour dans le vain espoir qu’un moine allait apparaître, qu’on allait faire cesser ce cauchemar. Mais personne ne venait. Firmin était là qui souriait, trop aveuglément dévoué à Magister pour venir à son secours.
Désespéré, la gorge en feu, Louis se mit à tirer en se tortillant. Il se sentit coincé entre les serres d’un oiseau de proie gigantesque mais invisible qui s’amusait à le déchiqueter à coups de bec et de griffes. Il n’y avait rien qu’il pût faire pour adoucir le supplice, personne vers qui se tourner pour demander grâce ; Desdémone elle-même semblait se délecter du spectacle qu’il offrait. Le chat à neuf queues* frappait sans répit en ne tenant aucun compte des positions que Louis prenait. Les lanières multiples l’atteignirent au flanc, à une cuisse, puis à la poitrine.
Peu à peu, en dépit des coups rythmés et du brasier qu’ils allumaient au creux de sa chair, le monde autour de lui devenait diffus. Le son de ses propres plaintes s’affaiblissait. Son corps commençait à se disloquer de l’intérieur. Il s’éloignait, enfin. Il sentit vaguement le contact des pierres rugueuses du pilori contre son dos sanglant. Il put se rendre compte qu’il s’était à demi affaissé et que ses bras retenus par les liens se tordaient. Mais cela n’avait plus aucune importance, parce que c’était fini. Il tombait, tombait, dans un puits sans fond. Tout devint noir. Sa souffrance cessa brusquement. Elle n’avait jamais été. Il n’exista plus.
Aucun moine ne s’était encore montré.
— Ranime-le-moi, le Gros, ordonna Magister.
L’ancien boulanger aspergea son fils avec un seau d’eau froide qu’il était allé remplir à une fontaine.
Louis sursauta, le souffle coupé d’avoir été remis au monde par son père. Firmin le souleva par l’aisselle pour le remettre debout. Le regard sombre, d’abord imprécis, chercha celui de l’homme qui était responsable de toute cette douleur. Lorsqu’il le trouva, il redevint clair. Louis ne dit rien. Il ne supplia pas. Mais, dans ses yeux, Firmin vit la terrible question : « Pourquoi ? »
Firmin le lâcha et recula parmi les adeptes de la secte. Louis était de nouveau seul. Seul avec son mal, avec ces morsures empoisonnées qui l’atteignaient au plus profond de son être et qui ne venaient plus seulement du scorpion.
— Mère, appela-t-il faiblement avant d’être happé de nouveau par l’inconscience, ses bras maintenus en l’air par les liens rougis.
— Grâce… mon Père, pour cet enfant innocent, dit enfin la voix
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