Le jardin d'Adélie
crépusculaire. Louis ne quitta pas des yeux un seul instant ce phénomène laborieux et fascinant.
— Qui vous a dit que je ne m’y plais pas ? demanda Louis.
— Personne. Je le sens, c’est tout.
Était-ce donc si flagrant pour que tout le monde arrive à lire en lui de cette façon ? Il fronça les sourcils. Garin reprit :
— Loin de moi l’idée de me mêler de tes affaires. Cela ne me regarde pas. Il y en a qui te diront que je suis perspicace, mais tu sais, au fond, je ne suis qu’un vieux furet et, parfois, il m’arrive de m’ennuyer. Pas toi ?
— Non.
— J’en connais qui t’envieraient beaucoup pour cela. Mais, d’un autre côté, c’est notre besoin des autres qui fait de nous des hommes. La vie nous est moins pénible lorsqu’on a au moins un ami. Ou une amie.
— Je n’ai pas besoin d’amis.
— Voyons, tu ne peux pas dire ça. Pas à ton âge. Tiens, Hugues, par exemple… holà !
Un éclair déchira l’opacité de la pénombre. Il fut presque immédiatement suivi d’un bruit fracassant. Le vent se leva brusquement, furieux d’avoir été dérangé dans son sommeil.
— Rentrons vite, dit Garin.
Des rafales de vent bruineux prirent d’assaut leurs vêtements et leurs longs cheveux alors qu’ils se levaient. Ils eurent froid instantanément. Heureusement, ils parvinrent au refuge assez rapidement. Les épaisses parois de la grotte atténuèrent le vacarme de l’orage en le transformant en un grondement monotone qui induisait à la somnolence. Garin s’adossa contre la peau de bête qui couvrait le mur de pierre et soupira. Louis prit place en face de lui, la pierre nue lui servant de dossier.
— Nous avons tous besoin d’amis, ou à tout le moins d’un but, d’un idéal qui nous motive. En as-tu un, Louis ?
Le regard sombre du jeune homme, qui jusque-là avait été braqué sur Garin, devint diffus et se mit à errer parmi les nuages de poussière mêlée de bruine qui passaient devant l’entrée de la grotte. Apparemment sans s’en rendre compte, il se mit à se cogner doucement l’arrière de la tête contre la paroi.
— Oui, j’en ai un, dit-il.
— Mais tu éprouves de la réticence à me dire lequel.
Louis ne répondit pas. Ses yeux revinrent se poser sur le visage parcheminé du vieil homme, qui dit :
— N’aie aucune crainte, je conçois cela et n’ai pas du tout l’intention de te contraindre à m’en parler si tu n’en as pas envie. Tout ce qui m’importe, c’est la certitude qu’il s’agit de quelque chose d’unique, de quelque chose qui requiert ton être tout entier. Ce doit être un grand idéal.
Pendant un court instant, Louis était venu bien près d’interrompre Garin pour tout lui dire. Son but était certes unique. Existait-il ailleurs un autre garçon qui n’avait été mis au monde que pour être bafoué, maltraité et renié par celui-là même qui lui avait donné la vie ? Et la vie que cet homme s’était ensuite efforcé de lui arracher morceau par morceau, n’était-il pas normal que le garçon trahi la voue au recouvrement de ce qui avait été perdu ? Oui, Louis avait son idéal et cet idéal s’était mis à compter plus que tout, plus que ses précieux et trop rares souvenirs d’Adélie et d’Églantine ; plus que la boulangerie abandonnée ; plus que l’abbaye et l’existence sereine qu’il aurait pu y mener ; plus que Pierre, Lambert et même Hugues. Il se rendait compte de la vraie raison pour laquelle il n’avait pas besoin d’amis, ni d’avenir ni de repos : son but était unique en ce sens qu’il avait pris toute la place. Il n’y en avait plus pour autre chose.
Et c’était loin du grand idéal qu’imaginait Garin. Alors, Louis dit, après un long moment d’hésitation, comme en réponse à l’écho des derniers mots du vieillard qui flottait toujours dans l’air poisseux :
— Pas vraiment, non.
Garin sourit.
— Tu es trop modeste. Mais c’est bien, c’est bien, la modestie. Tu sais, pendant que je te regardais t’exercer tout à l’heure, je me suis dit que tu aurais fait un Templier exemplaire.
— C’est vrai ?
— Oh oui, je puis te le garantir. Toute cette obstination, cette fougue admirable… tu insuffles un peu de ta jeunesse à mes vieux jours, Louis, et je t’en remercie.
Surpris, Louis cligna des yeux et finit par abaisser le regard vers ses mains croisées sur ses cuisses. Que dire, comment réagir à ces paroles limpides, si
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