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Le jardin d'Adélie

Le jardin d'Adélie

Titel: Le jardin d'Adélie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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ça ?
    — Partage avec moi…
    Le garçon communia pour la première fois. Il mordit dans le petit cercle ramolli et déposa l’autre mince croissant grisâtre sur la langue de sa mère, qui mit longtemps à l’avaler.
    — J’ai soif, dit-elle après quelques minutes.
    Il lui donna à boire un peu d’eau fraîche en lui soutenant la tête qu’il reposa ensuite doucement sur un oreiller pris sur le lit.
    Il y avait trop de sang. Sa mère en avait perdu tellement qu’il n’arrivait pas à savoir si le saignement s’était arrêté ou non. Le plancher de bois, cruel, s’en abreuvait.
    Adélie tourna la tête.
    — La nuit tombe. Il faut rentrer.
    Louis échappa un tout petit gémissement : dehors, le ciel lavé par l’orage permettait au soleil de darder ses rayons en biais sur la fenêtre de leur chambre. Adélie recevait ainsi en pleine figure un éclairage direct et coloré, mais adouci par la présence des losanges en verre bosselé. Cette lumière forte ne pénétrait plus dans ses pupilles dilatées à l’extrême. Ses membres ne lui obéissaient plus. Cependant, une lucidité nouvelle émergeait, familière, semblable à un souvenir très ancien qu’elle avait depuis longtemps oublié. La souffrance s’en allait. Elle n’avait jamais existé.
    Adélie chercha la main de son fils et la tint contre elle, sur son cœur, dont les battements étaient irréguliers et à peine perceptibles. Une dignité jusque-là inconnue émanait d’elle. Quelque chose comme une lueur semblait l’illuminer de l’intérieur. Louis la trouva belle. Elle dit tout bas :
    — Notre jardin… c’est là que je serai.
    Louis n’eut pas le temps de répondre. Adélie le tira brutalement à elle afin de le saisir par la nuque. Elle le força à s’incliner et pressa son front contre le sien. Un souffle prolongé mais ténu caressa le visage de l’enfant qui demeura penché au-dessus d’elle.
    *
    Firmin revint très tard. Il trouva la maison plongée dans l’obscurité. À demi ivre, il maugréa depuis le seuil.
    — Ah, les fainéants. Faut pas les laisser sans surveillance un instant. Pas un, je vous dis.
    Personne n’avait songé à accrocher la lanterne dehors ni même à faire du feu dans l’âtre. Il se dirigea à tâtons jusqu’à l’arrière-boutique pour trouver de quoi allumer un bout de chandelle. Puis il monta à la chambre où il buta contre quelque chose qu’il n’avait pas vu. C’était un paquet de linge qui traînait par terre.
    — Saleté, grommela-t-il.
    Il éleva la chandelle et fit le tour de la pièce. La voix de Louis monta dans la pénombre :
    — Allez-vous-en. Elle n’est plus à vous.
    Firmin ne voyait pas bien ce qui se passait. Lentement, comme si ses gestes étaient soudain freinés par la lourdeur d’un air ambiant envahi par des toiles d’araignée, il se retourna. Louis caressait le paquet de linge sur lequel il s’était étendu à plat ventre, avec cet instinct primitif de chercher à lui transmettre sa propre chaleur. Hagard, Firmin s’approcha. La froidure envahissait peu à peu ses membres. Il vit le bras qui étreignait fortement Louis par la nuque. Il était dur comme ceux d’un gisant de pierre. L’enfant abandonnait tendrement sa tête sur la poitrine vidée de tout souffle. Firmin vit la glaise durcie du visage d’Adélie et son regard vitreux. Sur le menton, quelques gouttes de sang traîtresses s’étaient frayé un chemin depuis la commissure droite des lèvres. Elles luisaient à la lueur de la chandelle comme un ruban rouge marquant la page déchirée d’un livre. Firmin tomba à genoux. Sa chandelle crépita en touchant le plancher visqueux et s’éteignit.
    Le hurlement monta, monta, et, déshumanisé, déchira la trame de la toile. Les cris de Louis s’y greffèrent, plus stridents et plus brefs. Louis ne comprenait pas. Il ne comprenait pas, c’était là son malheur.
    *
    La porte de l’ouvroir en deuil était fermée comme pour toujours. Adélie passa trois jours allongée sur leur table parée de fleurs, résignée dans la mort comme elle l’avait été dans la vie. Auprès d’elle gisait le bébé mort-né, entièrement enveloppé de son linceul. Il avait l’air d’un petit paquet qu’on avait rapporté du marché et déposé là par mégarde. On l’avait vêtue de sa plus jolie tenue, une robe de cariset* qu’elle avait à peine portée de son vivant. Cela lui donnait un air sophistiqué que Louis ne lui avait jamais connu.

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