Le jardin d'Adélie
pas une mince affaire pour Louis, d’autant moins qu’il était réticent à lui avouer qu’il ne gagnait pas un sou. Cela ne fit qu’amplifier son désir de s’établir à son compte dès que possible. Églantine dit encore :
— Je t’ai cherché partout, tu sais. Où étais-tu passé ?
— C’est encore toi ! rugit Edmonde, la servante.
Elle les rejoignit en se dandinant comme une grosse poule scandalisée sous le regard moqueur de quelques autres domestiques qui s’étaient réunis dans l’aire menant à la passerelle. Elle désignait Louis qui les regardait du haut de son perchoir.
— Descends de cet arbre, et plus vite que ça. Que je t’y reprenne, à essayer de voler des noix, et je te mènerai au maître en te tirant par les oreilles !
— C’est Bonnefoy qui va avoir peur, dit le chasse-mulet en ricanant.
La grosse branche céda sous le pied de Louis. Il s’agrippa à une autre, qui se rompit à son tour. Le grand adolescent atterrit au pied de l’arbre les quatre fers en l’air, accompagné d’une grêle de noix qui avaient quitté l’abri de son mouchoir.
— Laissez-nous, leur ordonna Églantine, péremptoire. Ils obéirent avec un zèle inaccoutumé.
Louis fut empoigné par le col de sa tunique et appuyé contre le tronc de l’arbre. Saisi, il se laissa faire et demanda :
— C’est vrai ? Tu m’as cherché partout ?
— Oui. Tu casses tout, mais je me rends compte que je t’aime, Louis Ruest.
Elle l’embrassa avec fougue. Le reste des noix s’échappèrent du mouchoir qu’il tenait toujours.
Églantine se détourna et s’enfuit vers la maison sans remarquer le volet qui se refermait prestement à l’étage.
Un cri de joie ébréché répandit dans le ciel encore clair une volée de moineaux qui s’était installée pour la nuit dans les haies longeant le muret.
*
Personne ne vint à la rencontre de Louis et du chasse-mulet avec une lanterne. C’était couru d’avance. Firmin ne les attendait pas plus à la boulangerie. Il faisait noir dans l’arrière-boutique ; on n’y avait même pas laissé une chandelle. Le cœur de Louis s’emplit de plomb. Il s’empressa de se mettre au travail afin d’oublier sa belle-famille qui ne s’était même pas dérangée pour l’accueillir. « À quoi d’autre m’étais-je attendu ? » songea-t-il, se reprochant tristement sa faiblesse d’avoir un instant cru que les choses avaient pu changer comme par enchantement pendant son absence, et cela uniquement parce qu’il lui avait été donné de goûter quelques jours de bonheur. Il entreprit de décharger et d’entreposer seul les sacs de mouture qui pesaient chacun entre cinquante et cent kilogrammes. Il se souvint de l’époque, pour lui déjà lointaine, où l’enfant malingre et dénigré qu’il avait été traînait péniblement les sacs jusqu’au pied de l’escalier.
Tout le monde était déjà au lit lorsque Louis sortit, l’esconse à la main, pour escorter son père qui n’allait pas tarder à quitter la taverne.
*
La période morne qui suivit ces événements marquants disparut dans un abîme sans laisser de traces. Les jours de travail sans histoires se succédaient paisiblement, comme si le repos hivernal imposé à la nature devait l’être aussi à l’âme humaine.
Clémence fut la première à remarquer le changement. Elle ne décelait plus en Louis ce bouillonnement de révolte, cette rage depuis longtemps contenue qui éclatait de façon inattendue à la moindre provocation. Personne n’arriva à discerner la cause de ce changement, car il ne disait rien. Personne ne lui en parla non plus.
Ce fut cet hiver-là que Firmin cessa de se payer un remplaçant pour se décharger de la corvée du guet obligatoire. Il y envoya son fils {47} . Si Louis n’objecta rien à cette exigence, il en négocia tout de même les conditions avec son père qui dut lui céder à contrecœur : dès la fin décembre, le jeune artisan commença à être rémunéré pour tous les menus travaux qui ne concernaient pas directement son apprentissage à la boutique.
Les guetteurs montaient à leur poste aux remparts en gravissant une échelle qui était aussitôt retirée derrière eux. Toute tentative d’abandonner leur tâche à la faveur des ténèbres était ainsi évitée. Louis aimait suivre du regard les lumignons lents des sergents à cheval et des sergents à pied qui, commandés par un chevalier de guet, se répandaient dans les rues
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