Le jeu de dupes

manque de sommeil, l'isolement et la sensation de ne plus rien contrôler semblaient conjuguer leurs efforts pour abattre cet être exceptionnel.
    – Je suis perdu, mon ami, perdu ! Sa Majesté m'a oublié, abandonné et ne se comporte pas comme ille faudrait pour hâter mon retour. Si j'étais auprès d'elle, en quelques paroles choisies je saurais la convaincre mieux que ne le feraient mille lettres… Mais je suis coincé ici tandis qu'à Paris mes ennemis instruisent mon procès que la reine laisse mener, se contentant de m'enjoindre à la patience… Je vois bien qu'elle ne permettra pas ma réapparition avant la majorité de son fils. Que faire mon ami, que faire alors qu'ils sont tous là autour d'elle comme une nuée d'insectes à tenter de l'influencer en ma défaveur, tissant fébrilement leur toile d'arachnide, leurs fils m'engluant chaque fois un peu plus pour m'empêcher de riposter. Et elle, elle regarde… Puis-je réellement lui faire confiance ? Ah ! Giuseppe, je l'imagine, prête à présent à écouter leurs calomnies, sensible à leurs critiques, les encourageant peut-être…
    Giulio est amer. Il faut dire qu'il a mal vécu sa traversée du désert depuis sa fuite début février et les longues semaines d'errance qui ont suivi. Malgré les intempéries et ses problèmes de santé, il avait réussi à se faire héberger avec ses gens dans des villes tenues par ses alliés : Dieppe, Doullens, Péronne où l'attendaient son neveu et ses nièces sortis en secret du Val-de-Grâce pour rejoindre la cohorte d'inconditionnels qui l'avait suivi avec armes et bagages. Par-dessus tout, l'ordre de son expulsion hors de France avait terriblement atteint le fier ministre, parrain du roi, traité comme un malpropre, sommé de quitter des frontières qu'il avait pourtant su étendre au cours des vingt-deux longues années au service du pays dont on lui refusait désormais l'accès.
    Où se réfugier ? Rome, il n'y fallait point songer, le pape Innocent X éprouvait envers son compatriote une rancune tenace pour avoir nié les intérêts de sa toute-puissance en ayant à maintes reprises contré les rois catholiques Habsbourgs d'Espagne et d'Autriche. Rester en France, il ne le souhaitait pas car il ne voulait en aucun cas qu'on puisse prétendre qu'il ait méprisé l'ordre royal lui enjoignant de quitter le royaume. L'invitation de l'électeur-archevêque de Cologne à séjourner dans une de ses résidences située à Brühl dans le confort et la sécurité avait paru le meilleur choix.
    C'était avec les honneurs d'un chef d'État qu'il avait franchi les frontières car le respect qu'on lui refusait en France, il l'avait trouvé chez ses ennemis espagnols qui fournirent escorte et passeport. Ils auraient fait plus encore s'il avait daigné écouter leur chant des sirènes ; seulement voilà, Mazarin aimait la France et avait lié sa destinée à celle de ce pays qu'il avait modelé et auquel il voulait rester fidèle.
    Arrivé la veille dans sa retraite cossue, il tourne depuis en rond, ne supportant pas d'être éloigné du pouvoir, dans l'incapacité de maîtriser cette angoisse sourde et diffuse qui prend progressivement possession de son âme.
    Ce matin, les informations délivrées par son confident confirment ses craintes : ses ennemis s'agitent tout autour d'Anne d'Autriche pour travailler à sa perte. Que deviendrait-il si la reine, préoccupée uniquement par les intérêts de son fils, l'oubliait et le laissait végéter en terre étrangère ? Et si cette femme dont il avait assuré l'éducation politique décidait de se libérer d'une tutelle devenueinutile voire encombrante ? Obligée de faire face seule aux frondeurs, la régente se révélait une élève douée appliquant une technique vieille comme le monde : diviser pour régner. L'édifice patiemment construit pour permettre l'avènement de Louis se ferait au prix de l'effacement de son ancien favori. Mazarin le sait et plus que tout redoute son désamour. Il avait cru pouvoir, à distance, conserver dans l'ombre son rôle de mentor et continuer à gouverner la France depuis son lieu d'exil. Il se rend compte que la reine ne l'entend pas ainsi et que l'éloignement ne lui permet plus de garder son influence sur des événements qu'il ne maîtrise pas et, pis que tout, ne peut être en mesure de comprendre par manque de renseignements et d'échanges en temps réel.
    Ses plaintes répétées, il le réalise maintenant, l'ont