Le jour des barbares
pas si Fritigern s’octroya une pause pour
réfléchir à la situation. Nous verrons plus loin qu’intellectuellement il était
tout sauf un barbare, et qu’il savait raisonner en termes stratégiques ; il
est donc probable qu’après avoir dûment festoyé il se soit donné le temps de la
réflexion. Deux choses paraissent évidentes : d’abord, avec un massacre
tel que celui-là, les Goths avaient franchi un point de non-retour ; ensuite,
ils étaient désormais maîtres de la Thrace, du moins en dehors des zones
urbaines. Aucune des garnisons romaines stationnées dans les grandes villes n’était
assez forte pour venir les affronter, et tant que l’empereur, toujours à Antioche,
ne se décidait pas à intervenir, personne n’avait les moyens d’entraver leurs
mouvements ou de les empêcher de mettre le pays à feu et à sang.
3.
Après la sédition des Goths et la défaite de Lupicinus près
de Marcianopolis, les autorités romaines se posèrent inévitablement une
angoissante question : quelle allait être la réaction des nombreuses
bandes de mercenaires goths qu’on avait récemment fait venir dans l’empire en
vue de la guerre que préparait Valens contre la Perse ? Resteraient-elles
fidèles au gouvernement qui les avait embauchées et les payait ? N’allaient-elles
pas plutôt répondre à l’appel de leur peuple, en se soulevant et en venant
épauler les réfugiés ? Heureusement, le gros de ces bandes était déjà
posté de l’autre côté des monts d’Anatolie, en surplomb de la frontière
mésopotamienne, et il se pourrait même que la nouvelle ne soit pas arrivée
jusqu’à elles, sinon sous une forme censurée et avec beaucoup de retard. Deux
chefs goths, cependant, depuis des années au service de Valens, étaient
stationnés en Thrace avec leurs troupes. Ils avaient pour mission de protéger
les quartiers d’hiver de l’armée, à proximité d’une autre grande cité de la
région : Andrinople. La Thrace était un vaste pays, et Andrinople se
trouvait à des centaines de kilomètres des provinces frontalières où avaient
pénétré les autres Goths ; il est clair en tout cas que ces mercenaires
finirent par savoir ce qui s’était passé.
Les autorités municipales d’Andrinople étaient très
mécontentes de devoir entretenir sur leur territoire de telles bandes, qui n’étaient
guère disciplinées et s’adonnaient volontiers au pillage. Néanmoins les deux
chefs, lorsqu’ils eurent vent de la révolte qui se répandait comme une tache d’huile
dans la zone du Danube, ne bougèrent pas le petit doigt. C’étaient des
mercenaires, ils combattaient pour ceux qui les payaient, et ils ne paraissent
pas avoir éprouvé le moindre sentiment de solidarité ethnique envers les Goths
qui se battaient plus au nord. Mais Valens, à Antioche, s’inquiéta. Un de ses
conseillers lui remit en mémoire ces détachements de Goths stationnés si près
de la zone où sévissait la rébellion, et aussitôt l’empereur fit écrire à leurs
chefs, leur ordonnant de se mettre immédiatement en marche pour rejoindre les
autres bandes gothiques en Mésopotamie.
Même après avoir reçu ces lettres, les deux chefs
mercenaires, Suéridus et Colias, gardèrent, semble-t-il, leur calme. Ils se
présentèrent aux autorités de la ville pour demander l’argent et les vivres
nécessaires au voyage, et garantirent qu’ils se mettraient en marche avec leurs
gens dans les deux jours. Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu. Selon
Ammien Marcellin, la faute en incombe entièrement au premier magistrat de la
cité – encore un incompétent, de toute évidence –, qui avait une dent contre
les mercenaires à cause des dégâts qu’ils avaient provoqués sur ses terres. Il
se pourrait que cet homme ait soupçonné les Goths d’être de mauvaise foi, et
que la requête des deux jours de délai lui soit apparue comme une preuve de
leur trahison ; de tels accès de paranoïa se produisent quelquefois, avec
le plus souvent des conséquences catastrophiques. De fait, le magistrat, au
lieu de fournir aux mercenaires ce qu’ils avaient demandé, mit la population de
la ville en état d’alerte et ordonna aux Goths de s’en aller, non pas dans les
deux jours, mais immédiatement.
4.
On peut imaginer que cet ultimatum dut stupéfier les Goths, qui
se préparaient à partir pacifiquement pour obéir aux ordres de l’empereur ;
mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que le
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