Le jour des barbares
l’Italie à la tête d’une
horde. La réalité est très différente. Alaric était un militaire de carrière
qui avait fait son chemin parmi les mercenaires goths au service de Théodose. Ce
n’était certes pas un milieu paisible et policé : les mercenaires étaient
turbulents, les gens avaient peur d’eux, les séditions et autres révoltes
étaient monnaie courante. Mais il faut rappeler une fois de plus que l’armée
régulière romaine, malgré toute sa discipline de fer et ses traditions séculaires,
était une organisation rongée depuis toujours par les abus et la corruption, et
que les campements des légions étaient souvent le siège de désordres violents
et de mutineries. Avec les mercenaires, la situation s’était certes aggravée, mais
n’était pas substantiellement différente. Issu d’un tel milieu, Alaric devint
rapidement un chef : ce qui veut dire qu’il avait sa propre bande de
guerriers, qui le suivaient parce qu’il savait négocier des contrats lucratifs
avec le gouvernement. Ce n’était pas un roi, mais un chef militaire, qui gérait
sa carrière et ses affaires en essayant de s’enrichir, et d’enrichir ses hommes,
aux frais de l’empereur.
5.
Le parcours d’Alaric est emblématique de ce qui fut la vraie
faiblesse de l’empire dans les années qui suivirent la défaite d’Andrinople. Les
mercenaires étaient devenus un soutien indispensable de l’autorité impériale, du
moins en Orient ; et leur fidélité ne dépendait, en fin de compte, que d’une
chose : qu’ils soient bien payés. Tant que le gouvernement a de l’argent
et paie, Alaric et les autres chefs du même acabit combattent pour l’empereur
et rendent de précieux services, aident à défendre les frontières, à mater les
usurpateurs, à réprimer les révoltes, même si les révoltés sont d’autres mercenaires
comme eux. Les chefs étaient suffisamment civilisés pour comprendre le
fonctionnement de l’empire : il faut faire de la politique, mener des
intrigues de couloir, trouver des appuis, et quand les choses tournent mal il
faut être capable d’exercer un chantage sans scrupules, pour réussir à se maintenir
au premier plan. Alaric négocia donc divers accords avec le gouvernement, en
exigeant davantage à chaque fois : des salaires, des pensions, des
richesses à distribuer à ses hommes, et des terres – car le rêve de tous ces
mercenaires était de devenir des maîtres, d’avoir une maison, des esclaves, et
de couler des jours tranquilles dans leur propriété.
Pour lui-même, Alaric demande, en plus de l’argent, des
grades, des titres, une position politique ; et quand le gouvernement
rechigne un peu trop devant ses exigences, il n’hésite pas un instant à se
révolter, comme beaucoup d’autres chefs, menaçant de saccager le pays au lieu
de le défendre. Quelquefois le gouvernement tient bon et envoie contre lui d’autres
généraux, d’autres mercenaires barbares ; plus d’une fois Alaric tire trop
sur la ficelle, plus d’une fois il se retrouve piégé avec ses troupes dans une
situation qui paraît sans issue, mais au dernier moment il réussit toujours à s’en
sortir, à conclure une trêve, à reprendre les négociations. Pour les régions
traversées par ces bandes, c’est une tragédie, semblable à celle qu’avaient
connue les habitants de la Thrace avant Andrinople, à l’époque où elle était
dévastée par les Goths. Pour les généraux, en revanche, on dirait parfois que
ce n’est qu’une façon comme une autre de faire de la politique, et qu’en
réalité ils sont toujours prêts à trouver un accord. Alaric se tire toujours d’affaire
et obtient tout ce qu’il demande, finissant même par se faire attribuer le
commandement de l’ensemble des troupes romaines d’Illyrique. C’est probablement
lui qui est visé par Synésius quand il décrit le barbare couvert de peaux de bêtes
qui, avant d’entrer au Sénat, ôte sa fourrure, revêt la toge et va discuter
avec les magistrats, puis, dès qu’il est sorti, remet sa fourrure parce qu’il
ne se sent pas à son aise en habit romain. C’était un homme qui avait au moins
deux identités : il était Alaric, le chef de guerre auquel de nombreux
Goths avaient juré fidélité dans la stricte observance des rituels ancestraux, et
il était Flavius Alaricus, le général romain, magister militum. Aucune
de ces identités n’était fausse ; elles étaient vraies toutes les
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