Le jour des barbares

deux.

6.
    Nous voici donc arrivés à la fin de notre récit de la
bataille d’Andrinople, qui dans ces dernières pages est surtout devenu une
réflexion sur les conséquences de la défaite. Nous pouvons maintenant nous
demander : cette date de 378 marque-t-elle véritablement une rupture, la
fin de l’Antiquité et le début du Moyen Âge ?
    Comme toujours, quand on regarde de plus près, les limites
deviennent moins nettes, les ruptures semblent moins radicales, on s’aperçoit
que les grands changements avaient en réalité déjà commencé, et que le passé a
mis longtemps à mourir. Andrinople marque une accélération brusque, dramatique,
dans un processus d’ouverture de l’Empire romain à l’immigration barbare qui
modifiait déjà depuis quelque temps la société, l’armée, le gouvernement même
de l’empire. Mais il reste un dernier aspect que nous n’avons pas encore mis en
lumière, alors qu’il est peut-être le plus crucial. Toute l’histoire que nous
avons racontée a pour cadre l’empire d’Orient ; c’est sur la frontière
orientale que les Goths se présentent à l’automne 376, c’est l’empereur d’Orient
qui les accueille et s’en mord aussitôt les doigts, c’est dans les provinces
orientales que se déroule la longue guerre entre les réfugiés en révolte et l’Empire
romain, c’est en Orient qu’a lieu la bataille d’Andrinople, dans une région qui
fait aujourd’hui partie de la Turquie ; c’est en Orient que règne Théodose,
c’est son armée qui, après la bataille, se reconstitue en absorbant des
volontaires goths et en engageant des mercenaires goths.
    Et, de même, c’est en Orient que l’on commence à comprendre
les conséquences déstabilisantes de tous ces choix. C’est là que naît et se
répand l’intolérance envers les barbares, là qu’éclatent des incidents entre la
population civile et les Goths ; c’est là que stationne le gros des
régiments mercenaires, c’est dans l’empire d’Orient que les principaux chefs
goths font carrière, le dernier étant Alaric. Et, au bout d’un certain temps, l’Orient
décide qu’il en a assez et qu’il doit se débarrasser pour toujours de ce
problème. Quand les mercenaires deviennent trop turbulents, quand leurs chefs
se mettent à devenir un peu trop exigeants, le gouvernement d’Orient commence à
faire en sorte qu’ils se transfèrent un peu plus à l’ouest, par des promesses, des
concessions, pourvu qu’à chaque fois ils se déplacent un peu plus loin. L’Occident
de cette époque, qui est encore celle d’Arcadius et d’Honorius, était mal
gouverné, maîtrisait à grand-peine les barbares du Rhin, et finit par succomber
à cette politique orientale. À force de négociations, d’arrangements toujours
provisoires et toujours remis en cause, le gros des mercenaires barbares, avec
à leur tête Alaric qui en est devenu le chef suprême, part en Italie. Là-bas, pour
un temps, le gouvernement occidental parvient à les payer et à les faire se
tenir tranquilles. Quand il n’y parvient plus, Alaric, qui est pourtant un
général romain, se dirige sur Rome afin de montrer qu’il ne plaisante pas, et
la met à sac.
    Cela se passe en 410. À partir de ce moment, le flux de l’immigration
barbare, qui devient de plus en plus violent et n’est plus contrôlé d’aucune
façon par ces gouvernements faibles, se tourne de plus en plus vers l’Occident,
où les mercenaires barbares finissent par prendre le pouvoir – les Goths en
Gaule méridionale et en Espagne, les Francs en Gaule du Nord –, tant et si bien
que l’Empire romain d’Occident disparaît, tandis que celui d’Orient continue d’exister.
    C’est véritablement là un tournant radical, car il marque la
fin de l’ancienne unité du monde romain et méditerranéen. Naissent alors un
Occident où les Romains et les Germains devront laborieusement apprendre à
cohabiter, et un Orient grec dont l’histoire sera entièrement différente. Les
conséquences de cette rupture se font encore sentir dans l’Europe d’aujourd’hui.

ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE ET NOTES
    Dans les pages qui suivent, nous indiquons les travaux les
plus significatifs ou les plus accessibles permettant d’approfondir les
questions abordées. Les lecteurs soucieux de vérifier les informations fournies
dans le corps de l’ouvrage trouveront en outre, pour chaque chapitre, les
références précises aux sources utilisées, ainsi que des