Le livre des ombres
À côté un boucher, mis au carcan, remuait douloureusement sa tête emprisonnée, regardant d'un œil lugubre des surveillants du marché brûler des saucisses sous son nez, tandis qu'un crieur proclamait qu'un certain Guido Armerger avait préparé des saucisses avec de la viande de chat. Des petits maraudeurs, des apprentis ivres et une putain, chauve comme un œuf de pigeon parce qu'on lui avait rasé la tête, étaient au pilori : autour d'eux, des gamins en guenilles leur jetaient des ordures ramassées dans l'égout, au milieu de la rue.
Kathryn détourna les yeux et se boucha même les oreilles lorsqu'ils passèrent près du bourreau municipal : il marquait un blasphémateur, imprimant au fer rouge sur la joue de l'homme qui hurlait un B qu'il garderait jusqu'à la fin de ses jours.
Après Blackfriars, la foule se fit moins dense. Dans la rue bordée de maisons en saillie, avec des enseignes peintes de couleurs clinquantes, passaient des colporteurs et leurs baudets portant leurs chargements, des paysans sur leurs charrettes à deux roues qui quittaient maintenant la ville après avoir vendu leurs produits, le matin.
Kathryn jeta un coup d'œil à Luberon : il commençait à avoir chaud, et des gouttelettes de transpiration constellaient son visage rond.
Kathryn dut crier à Colum de ralentir l'allure.
L'Irlandais s'immobilisa et la regarda par-dessus son épaule.
— Excusez-moi, dit-il. C'est vrai, j'étais perdu dans mes pensées.
Il attira Kathryn et Luberon à l'ombre d'un renfoncement de porte pour ajouter :
— Vous voulez souffler?
— Nous ne sommes plus très loin, haleta Luberon, mais est-il nécessaire que vous marchiez si vite ?
Colum eut un sourire penaud.
— Je vais vous révéler un secret. J'ai été soldat, et j'ai combattu dans de sanglantes batailles, mais la magie noire, les lois du gibet, les rites secrets des cimetières m'ont toujours terrifié.
Il jeta un coup d'œil de l'autre côté de la rue.
— En Irlande, ce sont des choses qui empoisonnent nos vies. Je veux me débarrasser de cette affaire.
Kathryn humecta son doigt avant de le poser sur le bout du nez de Colum.
— Allons, mon petit insecte de tourbière, il s'agit davantage d'une affaire de meurtre que de magie.
Mais par pitié, ralentissez le pas, ou vous ou moi devrons porter Luberon!
Ils reprirent leur marche, prenant garde à l'égout qui avait débordé et aux cochons qui fouillaient les détritus. Après les Frères du Sac, ils tournèrent dans Black Griffin Lane. Un compagnon borgne qui vendait des aiguilles, des rubans et des babioles sortis de son éventaire, un singe babillant perché sur l'épaule, leur indiqua le chemin. Kathryn, s'efforçant de ne pas prêter attention aux crottes séchées sur les épaules du justaucorps élimé de l'homme, écouta ses instructions.
— Tournez à ce coin de rue, dit-il d'une voix de gorge. Vous ne pouvez pas manquer la maison du sorcier : elle est haute et noire comme la nuit !
Colum fit la grimace, et Kathryn prit la tête du petit groupe. Ils obliquèrent à l'angle de la rue, et juste en face se dressait la demeure de Tenebrae. Le compagnon avait dit vrai, c'était une bâtisse haute d'au moins trois étages, avec un jardin, bordée de part et d'autre par deux ruelles. Kathryn, qui n'était pas venue dans cette rue depuis des années, fut étonnée et frissonna devant l'aspect de la maison : la charpente et les pignons étaient peints en noir brillant, même le plâtre était enduit de noir comme du charbon, tout comme les volets et les rebords des fenêtres. Quant à celles-ci, longues et spacieuses, le verre épais qui les garnissait était teinté d'un gris terne, pour que nul ne puisse voir à l'intérieur. La grande porte d'entrée était surmontée d'un écusson sur lequel était peinte une racine de mandragore de la couleur de l'or rouge.
Deux gardes arborant la livrée de la ville se tenaient devant le portail, leurs épées dégainées. Ils refusaient poliment de laisser entrer un groupe de bourgeois richement vêtus.
Colum se fraya un chemin au milieu de ceux-ci.
Les gardes le reconnurent, ainsi que Luberon, et ordonnèrent aux bourgeois de s'écarter.
— Pourquoi donc? s'exclama celui qui les conduisait.
C'était un homme de grande taille, au visage charnu avec des cheveux striés de gris. Il portait une robe de velours de laine bordée de fourrure. À
ses gros doigts scintillaient des bagues, et il jouait avec la chaîne en or de la
Weitere Kostenlose Bücher