Le livre du magicien
dans la poche de sa robe.
Le magistrat déroula le parchemin. C’était un rectangle découpé avec soin sur lequel étaient inscrites quelques lignes. L’écriture, en anglais, était soignée : Et assez de pain pour remplir la plus grande des panses, et des prunes de Damas qu’un pape pourrait déguster avant de chanter laudes.
— Grand Dieu, grommela le magistrat, que diantre est-ce là ?
Il tendit le vélin à son écuyer qui lut le texte à haute voix.
— Ce n’est pas nous qui l’avons rédigé, Sir Edmund, affirma Ranulf.
— Je l’ai montré à Craon qui prétend tout en ignorer, lui aussi. Il semble que Maîtresse Feyner l’ait emporté à La Taverne de la Forêt. On dirait que quelqu’un voulait acheter des provisions à Maître Reginald, mais pourquoi ce style fleuri ?
Corbett arracha le document des mains de Ranulf pour le relire. Un frisson de peur lui parcourut l’échiné : il avait vu assez de codes pour reconnaître un message secret.
— Nous avons aussi découvert deux pièces récemment frappées, ajouta le gouverneur. Je ne peux qu’en déduire que Maîtresse Feyner avait été payée pour remettre ce parchemin au tavernier, mais il n’en reste pas moins que c’est un curieux message. Je comprends la référence au pain, mais des prunes de Damas, en décembre... ?
Le clerc replia le vélin et le glissa dans son escarcelle.
— Et Vervins ? questionna-t-il.
Sir Edmund poussa un soupir d’exaspération.
— Victime d’une malencontreuse chute. Que peut-on ajouter ?
Corbett regagna sa chambre avec ses compagnons. Chanson avait ranimé le feu. Ils débattirent un moment du trépas de Vervins et du bizarre rollet découvert par le gouverneur. Les heures s’écoulaient. Corbett reprit son étude ; il avait au moins résolu un des mystères et en avait fait part à ses amis juste avant que sonne le tocsin.
— Est-ce vraiment pour cela que le roi nous a dépêchés ici ? s’étonna Chanson qui avait suivi la conversation avec grand intérêt.
Il était à présent installé en face de Corbett qui comparait les deux manuscrits posés sur ses genoux.
— Dans l’Opus tertium, expliqua-t-il, frère Roger fait une confession fort inattendue. Écoutez : « Ces vingt dernières années j’ai beaucoup travaillé pour atteindre la sagesse. »
Il leva les yeux.
— Puis il continue : « J’ai dépensé plus de deux mille livres en ouvrages secrets, en diverses expériences. » C’est ce qui est écrit dans la copie française de l’ Opus tertium. Mais...
Le magistrat prit conscience du silence qui régnait dans la chambre. Ranulf et Bolingbroke s’approchèrent.
— ... comme j’allais l’expliquer en détail avant la chute de Vervins, dans la version de notre noble souverain, frère Roger prétend qu’il ne s’agit que de vingt livres.
Ranulf siffla entre ses dents.
— Laquelle est la bonne ? s’enquit Bolingbroke.
— La française, sans aucun doute. Notre roi a tenté d’intervenir dans le manuscrit. Il a effacé deux zéros.
— Êtes-vous sûr qu’il ne s’agit pas de livres françaises ? s’enquit Bolingbroke. La livre tournois ne vaut qu’un quart de sterling.
— Non, non, répondit le magistrat en hochant la tête. Frère Roger était anglais ; il parle de deux mille livres, une rançon de roi. Je vais te donner un exemple, Ranulf. Quand tu es devenu clerc de la Cire verte, on t’a enseigné les tâches dévolues à l’Échiquier. Te souviens-tu des instructions qu’on t’a données ?
— Oui, oui, acquiesça l’écuyer. On nous a enjoint de retenir certains chiffres ; c’était un genre d’examen.
— Moi, déclara Corbett, bien des années auparavant, quand le grand Burnell m’a interrogé, il m’a demandé de mémoriser les revenus de la Couronne au début du règne du grand-père de notre roi. Si je ne me trompe pas, la recette de la Couronne, dans son intégralité, se montait à trente mille livres en 1216 ; c’est à peu près l’époque où a grandi frère Roger. Nous savons que le franciscain venait d’une famille plutôt pauvre d’Ilchester, juste au-delà de la frontière du Dorset.
Corbett s’interrompit.
— Ilchester, commenta-t-il à voix basse, n’est qu’à une journée de voyage d’ici. N’est-ce pas étrange ? Oui, oui, continua-t-il comme s’il s’adressait à son bonnet, les yeux fixés sur la flamme dansante de la chandelle, c’est très étrange, en vérité,
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