Le livre du magicien
que le roi nous ait envoyés ici, tout près de l’endroit où est né frère Roger.
— Sir Hugh ? demanda Ranulf en passant la main devant le visage de son maître, Sir Hugh, que marmonnez-vous ?
— Je ne marmonne point. Je me demande juste pourquoi le roi Édouard s’intéresse tant à frère Roger. Pourquoi il veut faire traduire le Secretus secretorum. Voilà un franciscain voué à la pauvreté qui déclare avoir dépensé, pour acquérir du savoir, une somme équivalant à presque le quinzième des revenus de la Couronne. Frère Roger, de naissance médiocre, érudit et franciscain ! Où a-t-il trouvé tant d’argent ? Comment, Seigneur, a-t-il pu débourser deux mille livres ?
— Il ment, déclara Bolingbroke. Il ment forcément.
— Pourquoi mentirait-il ? releva le magistrat. Je vous avouerai, William, que je crois que frère Roger a commis une erreur, qu’il a laissé passer quelque chose et que notre roi en a profité. Pour le dissimuler, même à nous, Édouard a essayé de modifier le texte. C’est la seule personne qui, ces derniers temps, a eu le manuscrit entre les mains, ajouta-t-il avec amertume. Regardez...
Il prit le document
— ... c’est évident et même fort maladroit. Le roi a fait de son mieux pour réduire la somme. Je l’ai lu et relu. Au début je ne l’ai considéré que comme une tache sur la page. Ce n’est qu’après avoir emprunté la copie de Crotoy que j’ai compris les intentions de notre rusé souverain. Édouard a dépensé un trésor dans sa guerre contre les Écossais. Il pense que frère Roger était un alchimiste capable de changer du vil métal en or. Il pense aussi que le Secretus secretorum lui démontrera comment il y était parvenu.
— Je n’y crois pas, remarqua Bolingbroke qui prit place sur une sellette. Je ne crois ni en l’alchimie ni en la pierre philosophale. Mais si le roi, lui, y croit, pourquoi voudrait-il partager son savoir avec les Français ?
Corbett leva la main en souriant.
— Ah, ce que vous ignorez, William, c’est que si les Français se montrent rusés, notre roi aussi. J’ai reçu d’Édouard des ordres stricts : comparer nos notes avec celles des Français et apprendre tout ce qu’ils savent. Je suis comme un batteur dans une grange. Je dois séparer le blé de la balle et m’assurer que seul le premier reviendra au roi d’Angleterre.
Il se mit à rire.
— Je suis certain que les mêmes instructions ont été données à Craon.
Il tapota le manuscrit relié.
— Je confronterai Édouard avec ce que je sais, je le prierai de se montrer moins méfiant. S’il m’en avait parlé dès le début, bien des difficultés auraient pu être évitées.
— Pouvons-nous traduire le Secretus ? s’enquit Ranulf.
— Peut-être. Nous avons discuté de tous les genres de codes, mais il en reste un, un langage secret.
Le magistrat prit le temps de rassembler ses idées.
— Frère Roger a rédigé le Secretus secretorum en latin. Il s’en est servi comme d’une base sur laquelle il a développé son propre chiffre, ce que les clercs nomment le « latin de cuisine ». Je m’explique. À chaque mot qui commence par une voyelle, a, e, i, o, u, on ajoute tout simplement la syllabe « whey ». Donc l’est latin devient « estwhey », amor devient « amorwhey ». C’est plutôt simple.
Il s’assit sur le tabouret du pupitre et les trois autres firent cercle autour de lui.
— Pour tout mot qui commence par une consonne, dit-il en faisant un clin d’oeil au palefrenier, c’est-à-dire une lettre qui n’est pas une voyelle, la première lettre est placée à la fin et on ajoute la syllabe « ay » au début. En latin, le mot pour « sont » est sunt qui se transforme en « ayunts ».
Corbett s’anima.
— Cette version est très simple. On peut changer les règles à son gré, mais tant que l’on connaît le mot secret, dans ce cas « whey » ou « ay », alors il est aisé de traduire n’importe quel code.
Il désigna le Secretus secretorum.
— Frère Roger a élaboré son langage secret sur ce principe. Si nous parvenions au moins à en découvrir la clef, alors le manuscrit pourrait nous livrer ses mystères et le roi pourrait avoir son trésor.
Il jeta sa plume sur la table.
— Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
Le magistrat s’étendit sur le lit pendant que Ranulf et Bolingbroke entamaient un ardent débat sur ce qu’il leur avait dit.
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