Le loup des plaines
cassé une côte dans sa chute. Au prix d’un gros effort, il se releva et
vida ses poumons :
— Attends !
Arslan l’entendit et s’immobilisa, les yeux sur l’homme qu’il
avait fait tomber. Courbé par la souffrance, pressant sa poitrine d’une main, Temüdjin
refit à pied le chemin parcouru par son cheval.
L’étranger le regarda approcher avec résignation. Ses
compagnons gisaient sur le sol, leurs chevaux cherchaient l’herbe sous la neige,
les rênes pendantes. Sa propre monture agonisait. Temüdjin vit l’homme se
diriger vers la bête qui battait l’air de ses jambes et lui plonger un couteau
dans la gorge. Le sang jaillit en un flot rouge.
Le vagabond était courtaud, puissamment musclé, avec une
peau très sombre aux reflets rougeâtres, des yeux enfoncés sous un front bas. Engoncé
dans plusieurs couches de vêtements, il était coiffé d’un bonnet carré au
sommet pointu. Avec un soupir, il s’éloigna du cheval mort et fit signe à
Arslan de son couteau ensanglanté.
— Regarde ce que j’ai pour toi, dit-il.
Sans répondre, Arslan se tourna vers Temüdjin.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il va se passer ? cria
le jeune khan à l’inconnu.
Il tenta de se redresser bien que chaque respiration lui
vrillât la poitrine. L’homme le regarda comme s’il était fou.
— Tu vas me tuer, moi aussi, répondit-il. À moins que
tu ne m’offres un cheval et une de tes femmes ?
Temüdjin se tourna vers l’endroit où Börte était assise, avec
Eluin et Makhda.
— Cela peut attendre que nous ayons mangé, dit-il. Je t’accorde
les droits de l’hospitalité.
L’homme eut l’air abasourdi.
— L’hospitalité ?
— Pourquoi pas ? C’est ton cheval que nous
mangerons.
Lorsqu’ils repartirent, le lendemain matin, les sœurs
étaient à cheval elles aussi et ils avaient un guerrier de plus pour leurs
raids contre les Tatars. La nouvelle recrue ne faisait pas vraiment confiance à
Temüdjin mais, avec un peu de chance, ses doutes et sa confusion se seraient dissipés
à leur arrivée au camp. Sinon, il connaîtrait une mort rapide.
Le vent les cinglait cruellement, la neige piquait leurs
yeux et toutes les parties exposées de leur peau. Agenouillée, Eluin se
lamentait près du cadavre de sa sœur. Makhda n’avait pas eu une mort facile. Le
froid avait aggravé l’état de ses poumons. Chaque matin, pendant le mois écoulé,
Eluin lui tapotait le dos et la poitrine pour en détacher du flegme et des
caillots de sang qu’elle pouvait ensuite cracher. Quand Makhda était trop faible,
Eluin se servait de ses doigts pour dégager la gorge de sa sœur, qui s’étouffait.
Sa peau était devenue cireuse et, le dernier jour, sa respiration sifflait
bruyamment. Temüdjin s’étonnait de son endurance et plus d’une fois il avait
envisagé de lui accorder une fin rapide en lui tranchant la gorge. Arslan le
pressait de le faire mais, jusqu’à la fin, Makhda avait refusé son offre en
secouant la tête.
Ils avaient quitté le camp des Olkhunuts depuis près de
trois mois quand elle s’était affaissée sur sa selle et inclinée sur le côté
sans qu’Eluin parvienne à la remettre droite. Arslan l’avait alors descendue de
cheval et allongée par terre –, Eluin s’était mise à pleurer et le bruit
de ses sanglots se perdait presque dans le hurlement du vent.
— Nous devons continuer, dit Börte à Eluin en posant
une main sur son épaule. Ta sœur n’est déjà plus avec nous.
Eluin hocha la tête, silencieuse, les yeux rouges. Elle
croisa les bras de Makhda sur sa poitrine. La neige la recouvrirait peut-être
avant que les bêtes sauvages en fassent leur pitance dans leur propre combat
pour survivre.
Toujours en larmes, Eluin laissa Arslan la remettre en selle.
Elle garda la tête tournée en arrière pour fixer la forme blanche du corps de
Makhda jusqu’à ce qu’elle soit trop loin pour la voir. Temüdjin remarqua que le
forgeron avait donné à la jeune fille une chemise qu’elle portait sous son deel. Ils grelottaient tous malgré leurs fourrures, ils étaient au bord de
l’épuisement mais Temüdjin savait que leur camp ne devait plus être loin. L’étoile
polaire s’était levée tandis qu’ils se dirigeaient vers le nord et il estima qu’ils
avaient pénétré en territoire tatar. Au moins, la neige les dissimulait autant
à leurs ennemis qu’à ses frères et à Jelme.
Pour reposer les chevaux, ils allaient à pied
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