Le loup des plaines
balle de laine suivante sur le tissu de feutrage.
Il n’était pas le seul à souffrir. Sholoi surveillait le
travail, bien qu’il ne possédât aucun mouton. Lorsqu’un bambin s’approcha de
trop près, soulevant de la poussière qui retomba sur la laine brute, Sholoi le
saisit par le bras et le frappa impitoyablement avec un bâton en ignorant ses
pleurs. La laine devait être parfaitement propre pour que le feutre soit solide
et Temüdjin veillait à ne pas commettre la même erreur. Agenouillé au bord de
la laine, il ne laissait aucun petit caillou, aucune saleté, gâcher son feutre.
Börte avait travaillé en face de lui pendant une partie de l’après-midi
et le garçon en avait profité pour examiner la fille que son père avait
acceptée pour lui. Elle était si maigre qu’on eût dit un tas d’os, avec une
touffe de cheveux noirs qui lui tombaient dans les yeux et de la morve séchée
sous le nez. Il avait peine à imaginer une fille moins attirante. Lorsqu’elle l’avait
surpris à la détailler, elle s’était raclé la gorge pour lui cracher dessus
avant de se rappeler la laine propre et de ravaler son crachat. Sidéré, Temüdjin
avait secoué la tête en se demandant ce qui avait plu à son père chez cette
fille. L’orgueil de Yesugei l’avait peut-être contraint à accepter ce qu’on lui
accordait, faisant ainsi honte à des hommes mesquins comme Enq et Sholoi. Temüdjin
devait se faire à l’idée que la fille qui partagerait sa tente et lui donnerait
des enfants était aussi sauvage qu’un chat des plaines. Cela correspondait bien
à ce qu’il avait appris des Olkhunuts jusque-là. Ils n’étaient pas généreux. Quand
ils donnaient une fille, c’était celle dont ils voulaient se débarrasser en l’expédiant
là où elle causerait des ennuis à d’autres.
Shria le frappa de son bâton, lui arrachant un cri. Bien sûr,
toutes les autres femmes gloussèrent et quelques-unes imitèrent même son cri, ce
qui le fit rougir de rage.
— Cesse de rêvasser, lui répéta la mère de Börte pour
la dixième fois.
Afin de rompre la monotonie de ce travail fastidieux, les
femmes bavardaient sans interruption mais ce luxe n’était pas autorisé au
nouveau venu. La moindre inattention était punie. La chaleur était accablante
et même l’eau qu’on leur apportait était tiède, avec un goût salé qui levait le
cœur. Il avait peine à croire que ce n’était que son premier jour.
Quelque part au sud, son père galopait vers le camp des
Loups. Temüdjin imaginait son retour, les chiens bondissant autour de lui, le
plaisir d’apprendre aux aiglons à chasser et à revenir se poser sur son poignet.
Ses frères prendraient part au dressage, il en était sûr, ils auraient le droit
de tenir de leurs doigts tremblants des lambeaux de viande. Kachium ne
flancherait pas quand l’oiseau rouge happerait l’offrande. Temüdjin leur
enviait l’été qu’ils passeraient.
Lorsque Shria le cingla de nouveau, il saisit vivement le
bâton pour le lui arracher des mains et le posa par terre près de lui. Elle
resta un instant bouche bée avant de tendre le bras pour le récupérer mais il
mit son genou dessus et secoua la tête, étourdi par sa propre audace, le cœur
lui martelant les côtes. Shria se tourna vers Sholoi qui, non loin de là, regardait
des femmes étendre sur le sol une nouvelle balle de laine mouillée. Temüdjin s’attendait
à ce qu’elle braille mais, à son étonnement, elle haussa les épaules et tendit
la main pour réclamer son bâton. Il le lui rendit, prêt à se baisser pour
esquiver un autre coup. Shria, indécise, soupesa le bâton un moment dans ses
mains puis se retourna et s’éloigna. Il la suivit des yeux tandis que ses
doigts recommençaient à lisser les fibres mais elle ne revint pas et, quelques
minutes plus tard, il était de nouveau absorbé dans sa tâche.
Ce fut Enq, son oncle, qui leur apporta un pot de lait
fermenté pour leur donner la force de finir. Lorsque le soleil atteignit les
collines, à l’ouest, chacun reçut une louche du liquide clair connu sous le nom
d’airag noir, qui ressemblait à de l’eau mais brûlait. Il était plus chaud que
le thé laiteux servi dans les tentes et Temüdjin s’étrangla en l’avalant. Il
essuya sa bouche et hoqueta de douleur quand le liquide trouva sa peau écorchée
et piqua comme une lame. Koke était parti rouler le feutre derrière son cheval,
mais Sholoi remarqua la grimace du garçon
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