Le loup des plaines
venu
ils marcheraient sur l’étroite limite entre survivre et finir en tas d’os.
— Je meurs de faim, mais nous n’arriverons jamais à
pénétrer dans une tente sans que l’alarme soit donnée. Et même si nous
réussissions, Eeluk suivrait nos traces jusqu’ici et ne nous laisserait pas une
seconde chance. Ce bâton cassé, c’est tout ce que nous avons.
Les deux garçons regardèrent le mince tronc qu’ils avaient
coupé. Dans un accès de rage, Bekter le ramassa, le tordit et le jeta dans les
broussailles.
— Bon, on essaie encore, dit-il. Même si on n’a ni
corde, ni flèches, ni colle. Autant essayer de tuer un animal en lui jetant des
pierres !
Temüdjin gardait le silence. Comme tous ses frères, il était
habitué à avoir près de lui quelqu’un qui savait ce qu’il fallait faire. Depuis
qu’il avait senti la main de son père mollir dans la sienne, il était désemparé.
Par moments, il avait l’impression que la force dont il avait besoin commençait
à croître dans sa poitrine, à d’autres, il la sentait s’étioler en lui.
— Nous tresserons des bandes de tissu pour faire une
corde, dit-il. Elle tiendra bien pour deux tirs. De toute façon, nous n’avons
que deux pointes de flèche.
Bekter répondit par un grognement et tendit le bras vers un
autre jeune bouleau, souple et gros comme son pouce.
— Alors, tiens-le-moi, dit-il en levant la lourde lame.
J’en ferai un arc assez bon pour nous donner deux chances de tuer. Si ça rate, nous
mangerons de l’herbe.
Kachium rejoignit Khasar au bout de la ravine. Son frère
aîné se tenait totalement immobile et il ne l’aurait peut-être pas vu en
grimpant sur les rochers si son regard n’avait été attiré par l’endroit où le
ruisseau s’élargissait en une mare. Assis au bord de l’eau, Khasar s’était fait
une canne à pêche avec une longue branche de bouleau. Kachium siffla pour le
prévenir de sa présence puis approcha le plus silencieusement qu’il pût, baissant
les yeux vers l’eau claire.
— Je les vois, murmura Khasar. Pour le moment, il n’y
en a pas un qui soit plus gros que mon doigt. Et ils n’ont pas l’air d’avoir
envie de mes vers.
— Il nous en faudra plus qu’un ou deux pour que nous
ayons tous à manger ce soir, fit observer Kachium.
— Si tu as une autre idée, dis-la, grommela son frère. Je
ne peux pas les forcer à mordre à l’hameçon.
Kachium garda le silence et les deux garçons auraient
savouré le calme du lieu si la faim ne leur avait pas tenaillé l’estomac. Au
bout d’un moment, Kachium se leva et défit la large ceinture orange enroulée
autour de son deel. Elle faisait trois aunes de long, presque autant que
deux hommes mesurés de la tête aux orteils. Il n’aurait peut-être pas pensé à s’en
servir si Temüdjin n’avait pas ajouté la sienne au tas de Hoelun. Khasar leva
les yeux vers lui et lui demanda en souriant :
— Envie de nager ?
— Il vaut mieux utiliser un filet qu’un hameçon, dit
Kachium. Nous les prendrons tous. Je peux essayer de barrer le ruisseau avec ma
ceinture.
Khasar tira son ver pitoyable de l’eau, posa sur le sol la
précieuse esquille d’os.
— Ça pourrait marcher. Je vais remonter le ruisseau et
revenir en battant l’eau avec un bâton. Si ton filet tient le coup, nous
réussirons peut-être à amener quelques poissons sur la rive…
Ils considérèrent sans enthousiasme l’eau glacée puis
Kachium soupira, enroula la bande de tissu autour de ses bras et descendit dans
la mare. Son frère le rejoignit. Malgré le froid qui les faisait hoqueter, ils
déroulèrent la ceinture en travers du ruisseau. Une racine d’arbre leur fournit
un point d’attache d’un côté et, de l’autre, Kachium coinça le bout de l’étoffe
sous une pierre. Il oublia le froid quand il vit plusieurs petits poissons
effleurer la barrière orange et repartir en arrière. Khasar coupa une bande
dans le tissu et attacha un couteau à une branche pour faire un harpon.
— Prie le père ciel pour qu’il en vienne de gros, dit
Khasar. Il faut absolument que ça marche.
Resté dans l’eau, Kachium s’efforçait de réprimer ses
frissons tandis que son frère s’éloignait et disparaissait. Il n’avait pas
besoin des recommandations de Khasar.
Quand Temüdjin voulut prendre le tronc des mains de Bekter, celui-ci
lui tapa sur les jointures du manche de son couteau.
— Je le tiens, gronda l’aîné,
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