Le loup des plaines
préparèrent à
manger ce soir-là. Le mouton séché n’était pas trop dur et le fromage, à peine
rance, picotait agréablement la langue.
— Quels sont les ordres du khan, si nous les trouvons ?
voulut savoir Basan.
Tolui le regarda, plissa le front comme si la question était
insolente. Il aimait inspirer de la crainte aux autres guerriers, toujours
soutenu par une force capable de mettre un cheval à genoux d’un seul coup de
poing. Ce ne fut que lorsque Basan détourna les yeux et qu’il eut remporté sur
lui une autre petite victoire qu’il répondit :
— J’en userai à ma guise, mais le khan veut qu’on lui
ramène les fils aînés. Je les attacherai à la queue de nos chevaux et je les
ferai courir.
— Ils ne sont peut-être pas ceux que nous cherchons, rappela
Unegen. Ils ont des tentes, des bêtes…
— Nous verrons. Si c’est eux, nous emmènerons aussi
leurs chevaux, décida Tolui.
Cette perspective le fit sourire. Eeluk n’avait pas parlé de
butin, mais nul ne disputerait à Tolui le droit de s’emparer des biens de la
famille de Yesugei. Leur sort avait été scellé le jour où la tribu les avait
abandonnés. Simples vagabonds sans khan pour les protéger, ils étaient exclus
des lois de l’hospitalité. Tolui rota en glissant ses mains dans les manches de
son deel pour dormir. La journée avait été bonne ; un homme ne
pouvait guère demander plus.
Temüdjin essuya la sueur coulant dans ses yeux avant d’attacher
la dernière traverse en bois du petit corral où leurs moutons et leurs chèvres
pourraient mettre bas. Avec quelques bouches seulement à nourrir, leur troupeau
avait grossi et, deux ans plus tôt, les frères avaient échangé de la laine et
de la viande contre du feutre auprès d’autres vagabonds. Ils en avaient obtenu
assez pour fabriquer les deux petites tentes dont la vue ne manquait jamais de
redonner courage à Temüdjin.
Non loin de lui, Khasar et Kachium s’entraînaient au tir à l’arc
sur une cible faite de plusieurs épaisses couches de feutre entourées de tissu.
Temüdjin se redressa, étira ses muscles et regarda ses frères en songeant aux
mois où la mort et l’hiver les guettaient à chaque pas. Cela avait été dur pour
eux tous, mais la promesse de leur mère s’était réalisée. Ils avaient survécu. Sans
Bekter, les garçons avaient tissé entre eux des liens de confiance en
travaillant à chaque heure du jour. Ce labeur les avait endurcis et lorsqu’ils
ne s’occupaient pas des bêtes, ils affinaient leur adresse au maniement des
armes.
Temüdjin toucha le poignard glissé sous sa ceinture, assez
tranchant pour entailler la chair sous une cuirasse. Dans sa yourte, il avait
accroché un arc égalant ceux que son père avait possédés, une arme superbe avec
une courbe intérieure en corne. Tendre sa corde, c’était comme toucher une lame,
et Temüdjin avait passé des mois à habituer ses doigts à cette morsure. Il n’avait
pas encore tué un homme avec cet arc, mais il savait que ses flèches iraient
droit au but en cas de besoin.
Un vent frais balayait la plaine verte et il ferma les yeux,
le laissant sécher sa sueur. Dans la tente, sa mère chantait pour Temüge et la
petite Temülen. Il sourit, oubliant un instant leur lutte pour la vie. Il ne
connaissait pas la tranquillité, même par moments. Ils ne commerçaient qu’avec
des bergers isolés et avaient été étonnés de découvrir une autre société sous
celle des grandes tribus. Certains hommes avaient été bannis pour crime de
violence ou de lubricité. D’autres étaient nés sans la protection d’un khan. C’étaient
des gens méfiants et Temüdjin ne les avait fréquentés que pour survivre. Aux
yeux d’un Loup né dans la tente d’un khan, ils n’étaient que des hommes et des
femmes sans tribu, ne méritant pas même son mépris. Être réduit à leur sort l’enrageait
et ses frères partageaient cette frustration. En devenant des hommes, ils ne
pouvaient que se rappeler le chemin que leur vie aurait dû prendre. Un seul
jour les avait privés d’avenir et Temüdjin était au désespoir devant la perspective
de vivre chichement de quelques chèvres et quelques moutons jusqu’à ce qu’il
soit vieux et faible. Voilà ce qu’Eeluk leur avait volé. Pas seulement ce qui
leur revenait de droit par la naissance, mais la tribu, la grande famille qui
protégeait chacun de ses membres et rendait la vie supportable. Temüdjin ne
pouvait
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