Le loup des plaines
pardonner ces dures années.
Entendant Kachium pousser un cri de plaisir, il ouvrit les
yeux, vit un trait fiché au centre de la cible. Il s’approcha de ses frères en
inspectant machinalement l’horizon, comme il l’avait fait des milliers de fois.
Ils ne seraient jamais en sécurité, ils vivraient toujours dans la peur de voir
surgir Eeluk avec une dizaine d’hommes menaçants.
Ce pressentiment du danger était une constante dans leur vie,
même s’il s’était émoussé avec le temps. Temüdjin avait constaté qu’il était
possible de vivre sans se faire remarquer par les grandes tribus, comme d’autres
familles isolées y parvenaient. Tout néanmoins pouvait leur être enlevé par un
seul groupe de guerriers qui, pour le plaisir, les chasseraient comme des
animaux et saccageraient leurs tentes.
— Tu as vu ce coup, Temüdjin ? demanda Kachium.
L’aîné des fils secoua la tête.
— Je regardais de l’autre côté, frère, mais cet arc est
bon.
Comme celui qui était accroché dans sa tente, le bois de l’arc
à double courbure avait séché un an avant qu’on le recouvre de bandes de corne
de bélier bouillie. Pendant des semaines, la yourte avait empesté la colle de
poisson mais le bois était devenu dur comme du fer et ils avaient été fiers de
l’arme ainsi fabriquée.
— Essaie-le, proposa Kachium.
Temüdjin sourit en remarquant une fois de plus que les
épaules de son frère s’étaient élargies et que sa taille avait crû, par
brusques poussées, semblait-il. Tous les fils de Yesugei étaient grands mais Temüdjin
dépassait tous les autres, égalant dans sa dix-septième année la stature de son
père.
Il saisit fermement la poignée de l’arc, encocha une flèche
à pointe d’os, tira la corde en arrière de ses doigts calleux. Il vida ses
poumons et, au moment d’inspirer, lâcha le trait et le regarda s’enfoncer à
côté de celui de Kachium.
— Un bon arc, répéta-t-il en caressant de la main la
couche de corne jaune.
Lorsqu’il se tourna de nouveau vers ses frères, son
expression s’était assombrie et Kachium, toujours sensible à l’humeur de son
aîné, fut le premier à le remarquer.
— Qu’y a-t-il ?
— J’ai appris du vieil Horghuz que les Olkhunuts sont
de retour dans le Nord, répondit Temüdjin, scrutant à nouveau l’horizon.
Kachium comprit aussitôt. Un lien particulier les unissait
depuis le jour où ils avaient tué Bekter. D’abord la famille avait lutté pour
survivre au premier hiver, et ensuite au suivant, mais au troisième ils avaient
eu assez de feutre pour les tentes et Temüdjin avait troqué un arc et de la
laine contre un cheval destiné à saillir la vieille jument fatiguée prise aux
deux bergers dans les premiers temps. Le printemps de cette quatrième année
avait éveillé un trouble en eux, et plus particulièrement chez Temüdjin. Ils
avaient des armes et de la viande ; ils campaient assez près des bois pour
courir s’y cacher d’une troupe à laquelle ils ne pourraient faire face. Leur
mère avait perdu sa maigreur et si elle rêvait encore de Bekter et du passé, le
printemps avait provoqué chez ses fils un émoi lié à l’avenir.
Dans ses rêves, Temüdjin songeait toujours à Börte, bien que
les Olkhunuts aient disparu de la steppe sans qu’il pût les suivre. Et même s’il
les avait retrouvés, ils n’auraient eu que mépris pour un vagabond dépenaillé. Il
n’avait pas de sabre, ni de quoi s’en procurer un. Les garçons chevauchaient
loin de leur petit camp, ils parlaient aux familles isolées, ils écoutaient les
nouvelles. On avait aperçu les Olkhunuts aux premiers jours du printemps et, depuis,
Temüdjin était en proie à une extrême agitation.
— Ramèneras-tu Börte ici ? demanda Kachium en
parcourant leur camp des yeux.
Temüdjin suivit le regard de son frère et ravala son
amertume devant leurs tentes grossières et leur maigre troupeau. Lorsqu’il
avait quitté la jeune fille, c’était sur la promesse tacite qu’elle l’épouserait
et deviendrait femme de khan. Il connaissait alors sa propre valeur.
— Peut-être l’a-t-on déjà donnée à un autre, dit-il. Quel
âge peut-elle avoir, aujourd’hui ? Dix-huit ans ? Son père n’était
pas homme à la laisser attendre aussi longtemps.
— Elle t’a été promise, argua Khasar. Si elle en a
marié un autre, tu peux le défier.
Temüdjin vit dans la remarque une preuve de plus des lacunes
qui auraient
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