Le mariage de la licorne
Ensuite ce fut Sam. Puis Louis encore. À tour de rôle, ils battirent les céréales en cadence. Peu à peu, les grains tombèrent et disparurent entre les brins de paille. Après un certain temps, ils s’arrêtèrent pour ramasser la paille par poignées, ils la secouèrent et en firent un petit tas qui n’allait pas tarder à grossir dans un autre coin de la grange. Le blé fut balayé et emporté dehors par Thierry. Louis et Sam étendirent une nouvelle couche de gerbes sur le sol et recommencèrent.
C’était un travail fastidieux, harassant à la longue. Sam finissait toujours par en avoir mal au dos et aux épaules. Mais il refusait de se plaindre. Louis, quant à lui, semblait comme d’habitude infatigable. Il n’accordait jamais de pause et ne consentait à s’arrêter que lorsqu’il jugeait que la quantité de blé battu allait suffire pour la corvée de ce jour-là. Sam avait horreur du battage. Mais il le détestait encore plus quand il était obligé de le faire avec Louis comme partenaire, même s’il prenait souvent un malin plaisir à l’imaginer, lui, étendu par terre à la place des gerbes. Thierry dit, depuis l’entrée de la grange :
— Il fait vraiment trop chaud pour un jour d’automne. Et il n’y a pas de vent. C’est tout juste si je reçois de quoi faire partir ma balle.
Louis s’essuya le front et repoussa des mèches effrontées, trempées, qui ne cessaient de venir lui danser devant les yeux. Mais il ne donna pas encore le signal de l’arrêt. Découragé, Sam se mit à chanter, sans rompre la cadence :
« Je chevauchoie l’autrier
Seur la rive de Saine.
Dame dejoste un vervier
Vi plus blanche que laine ;
Chançon prist a commencier
Souëf, a douce alaine
Mult doucement li oï dire et noter :
‘Honi soit qui a vilain me fist doner !’ (122) »
Louis non plus ne rompit pas la cadence. Mais, sans prévenir, il changea de cible. Il se mit à battre Sam avec son fléau. L’adolescent dut laisser tomber le sien afin de se protéger le visage de ses bras pliés. La petite partie mobile du fléau frappait de tous côtés, sans aucun discernement.
— Vas-tu te taire ? Non mais vas-tu te taire ? dit le géant dont le bras ne se fatiguait toujours pas.
Sam recula au fond de la grange et son tourmenteur l’y suivit. Il ne s’arrêta que lorsque Thierry entra dans le bâtiment. Sam se pelotonna dans la paille pour essayer d’éviter les coups.
— Attention, maître, dit le vanneur.
Jehanne arrivait.
Louis empoigna Sam par ses vêtements pour le remettre debout et le bousculer vers la sortie. Il lui dit :
— File. Je t’ai assez vu.
L’adolescent ne se fit pas prier et détala avec Jehanne. L’orage éclata en fin de journée, alors que les deux adolescents se trouvaient encore dans une partie éloignée de la lande qui n’avait pas été mise en culture. Ils atteignirent la tour main dans la main, à bout de souffle, trempés et hilares. Ces dernières heures avaient été exquises comme du beurre doré que l’on se plaît à regarder couler lentement sur du pain rôti au feu. Sam mit la barre, et Jehanne et lui se laissèrent choir dans la paille parfumée. Le temps orageux influait sur l’humeur de plusieurs chats, qui criaient en se chamaillant autour d’eux. Le couple décida d’aller se percher sur la paille du chemin de ronde. Sam retira sa vieille chemise qui lui adhérait à la peau.
— Je t’avais bien dit que j’étais meilleure que toi à la course, dit Jehanne.
— Non, tu ne l’es pas. Si je n’avais pas trébuché dans cette racine…
— Quelle racine ?
— Oh et puis, d’accord. Tu es meilleure que moi. Et aussi plus belle. Beaucoup plus belle.
Il se mit à la regarder intensément. Jehanne en éprouva un étrange malaise mêlé de chaleur. Son regard ressemblait à celui de Louis. Et pourtant, non. C’était autre chose. Et elle se rendait subitement compte que Sam aussi avait changé. Elle se demanda comment cela avait pu être possible, comment elle n’avait pu le remarquer avant, elle qui le voyait tous les jours. Le visage du garçon était devenu plus grave, plus séduisant. Ses yeux émeraude avaient acquis, au cours de l’été, des propriétés fort troublantes. Ils donnèrent à la jeune fille une puissante envie de prendre son ami dans ses bras. Sans que ni l’un ni l’autre ne s’en rende compte avant ce jour-là, quelque chose de nouveau s’était furtivement immiscé dans leur
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