Le mariage de la licorne
voulut de flancher en un moment pareil. Les mots indociles s’obstinaient à s’enfuir dès qu’il tentait de les coucher sur le parchemin, eux qui étaient habituellement si secourables. « Rien n’est plus ingrat que la prose lorsqu’on cherche à la déraciner du terreau fertile des idées qui l’ont vue naître. Ce qu’il me faudrait, c’est la poésie vénérable de la musique, qui sait si bien tout dire en peu de mots. Du chant et de la poésie pour traduire la prose sèche de Louis ! Quelle idée saugrenue. Mais, à bien y penser, est-ce vraiment si saugrenu ? »
Il eut soudain envie de gribouiller deux ou trois phrases hâtives, de glisser le feuillet dans une sacoche préparée et de donner le tout à Toinot afin de l’oublier bien vite. Il repoussa la quatrième feuille intacte et s’empara d’une tablette de cire tellement chargée d’équations et de dessins en vrac qu’il n’y restait nulle part un pouce de surface libre. Un petit carré dans un coin isolait une demi-douzaine de calculs : il les étudia de nouveau et sourit de contentement. Ce serait faisable. C’était même la meilleure idée qu’il avait eue depuis longtemps. Un seul détail restait à régler.
On eût dit que d’avoir pensé à la musique lui avait fait du bien. Sans plus hésiter, il reprit la feuille et se mit à écrire.
Ma fille,
C’est de mon propre chef que je continue cette lettre. Rassure-toi, maître Baillehache n’en sait rien. À l’instant où je t’écris, il est en train de faire ses bagages. Il est réellement déterminé à partir.
Sans que tu aies à l’exprimer, je comprends le tourment qui est le tien. Je savais qu’un jour ou l’autre tu allais finir par l’apprendre. J’eusse seulement souhaité que cela se passe autrement. Je t’en prie, ne m’en veux pas d’avoir trop tardé à t’en parler.
En ce moment, j’invoque toutes sortes de raisons pour le retenir. Il faut que tu saches pourquoi.
J’ai remarqué que tu n’as pas fait mention de Samuel dans ta lettre. C’est là faire preuve d’une discrétion qui est tout à ton honneur, mais il me faut t’avouer que j’en connais la raison intrinsèque. La grave erreur qu’a commise Samuel s’est retournée contre lui. D’une certaine façon, ton silence prolongé a été providentiel. C’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Tu le sais déjà, notre tâche actuelle consiste, entre autres, à aider le maître Baillehache à s’extraire du cercle infernal des vengeances sans fin dans lequel il a passé toute sa vie. Or, l’action de Samuel n’a fait que l’y replonger plus profondément encore. Les sentiments que ce garçon nourrit à ton égard ont beau être les plus beaux du monde, ils sont bien davantage qu’un péché, Jehanne. Ils sont un poison et ils entravent notre travail. Il faut que cela cesse. J’ose espérer que son geste méchant l’a suffisamment effrayé pour qu’il en tire une leçon profitable.
Maintenant, il me faut rappeler à ta mémoire ce dont nous avons discuté maintes et maintes fois. Sois bien certaine de la solidité de ta vocation religieuse avant de décider de t’engager à prendre le voile. Et, avant de prononcer ces vœux qui te lieront au meilleur homme qui fût jamais, je te demanderai une seule et unique fois de reconsidérer ceux qui peuvent encore te lier à un autre homme. Un homme qui, en dépit de ce que l’on est trop souvent porté à croire, n’est pas des plus mauvais.
« Nemo dat quod non habet. » Nul ne donne ce qu’il n’a pas. Et pourtant, lui, il le fait. Je l’ai vu de mes yeux vu. Toi aussi, tu le vois en ce moment précis. Il n’y a qu’à bien regarder. Il a tenu à signer lui-même sa lettre. C’est comme ça avec lui ; n’attends pas de tambours ni d’olifants de sa part, mais le geste est bien là. Il n’y a aucune raison logique qui puisse justifier sa peine. Je crois bien qu’il t’aime, Jehanne.
C’est à nous et à nous seuls qu’il revient de lui donner cet amour qui lui a tant manqué toute sa vie. Un sage a dit : « L’amour abonde de pensées neuves et d’antiques mémoire (132) . »
Quel que soit le chemin pour lequel tu choisiras d’opter, mon enfant, je prie nuit et jour pour que le Seigneur te bénisse et t’éclaire de Son infinie sagesse.
R. P. Lionel le Muet, osb
Il se hâta de cacheter le tout avant que Louis ne s’avisât d’entrer sans prévenir, comme il le faisait toujours. Le moine se trouva
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