Le marquis des Éperviers
l’avocat des Anglais, face, leur détracteur.
Il rattrapa la pièce au vol qu’il plaqua sur son arrière-main.
– Face !… Vous défendrez la France.
– Mais, sac à papiers 120 ! je n’ai toujours pas dit si je voulais que ce fût face ou pile !… Vous n’en faites qu’à votre tête et je ne décide jamais rien.
– Le sort reste le sort ! répliqua l’abbé d’une voix colère, vous parlerez contre l’Angleterre et vous conclurez. Cela vous procurera deux sortes de satisfactions.
– Je suis anglophile.
– Je le suis plus que vous !
– Fort bien, monsieur le tricheur, reprit le chevalier tout en se servant lestement une seconde tranche de gâteau, dans ce cas je parlerai d’abord.
– Comme vous voudrez, répliqua l’abbé qui venait de s’installer avec un air de béatitude au coin du confessionnal de son frère sans l’avoir vu encore regarnir son assiette…
L’ayant surpris, il se fâcha :
– Ventre Saint-Gris ! vous savez bien qu’il ne vous est point permis d’y retâter.
– Cette tranche, ronchonna l’aîné des Thésut, n’était que pour me consoler du tort que vous me faites.
Il happa la première bouchée, goulûment, comme s’il avait craint que son cadet ne se précipitât pour venir la lui ôter de la bouche.
– Quel est le sujet déjà ? marmonna-t-il dans un bruit de glotte qui n’était que pour dissimuler qu’il restait court.
– Du pouvoir de la noblesse en France et en Angleterre, rappela Victor.
– Mais qui m’a foutu un sujet pareil ? s’emporta le chevalier, et comment voulez-vous défendre ce qui n’est pas défendable ? Tout le monde sait bien, tudieu ! qu’il y a belle lurette que la noblesse ici n’a plus une once de pouvoir et que discourir là-dessus c’est tout bonnement entonner le Magnificat à matines 121 .
– Vous êtes l’avocat, vous devez jouer le jeu ! protesta l’abbé.
– Mais, ventre de biche ! pesta de plus belle le secrétaire des commandements de la Maison d’Orléans en accompagnant ses hurlements de démonstrations grimacières, je ne vais pas enfiler des perles pour faire un râtelier 122 avec ce qui n’est pas ?
– Les avocats n’ont pas que de bonnes causes ! lâcha l’abbé pince-sans-rire.
À ces mots, le chevalier fit virer sa chaise de trois quarts : ses yeux s’injectèrent de sang, son front se plissa sous son turban.
– La noblesse de France est la plus bête, la plus pleutre, la plus politiquement corrompue à s’être laissé fourrer au cul la canule de l’absolutisme !
– Théophile ! s’épouvanta l’abbé. Calmez-vous !… Calmez-vous, je vous en prie ! Quel spectacle allez-vous donner à notre élève ?
Le chevalier, qui aimait à contempler les ravages de ses colères froides, tenait un œil ouvert au-dessus du gobelet qu’il penchait à l’horizontale de ses lèvres.
– C’est bon ! dit-il en se radoucissant, mais je ferai remarquer que la fine fleur de la noblesse outre-Manche est d’origine française.
– Prenez le lièvre par le corps 123 … Ceci est hors sujet !
– Comment ça, hors sujet ! Ah ! vous commencez à me juguler.
– Il est question du pouvoir, non de ses origines, précisa l’abbé, mais, puisque vous mettez tant de visible mauvaise volonté à entamer la discussion, je prends votre tour.
Et sans laisser le temps d’une réplique, il enchaîna :
– Dans les deux nations qui nous occupent, le cas de la noblesse se pose par rapport à la bourgeoisie qui croît en nombre, en importance, en influence ; qui a déjà pris le pouvoir en Angleterre, qui le prendra bientôt en France.
– Il ferait beau voir ! maugréa le chevalier la bouche pleine en chatouillant la garde de son épée.
– Ce mouvement est commencé depuis des siècles. Il n’est plus possible de l’endiguer. Il est clair aujourd’hui que c’est par l’absorption des meilleurs éléments de la classe montante que doit en passer l’aristocratie pour assurer sa survie.
– Singulière affirmation dans la bouche d’un Thésut ! tonna l’aîné des deux célibataires. Tenez-vous donc pour rien l’ancienneté et la pureté du sang ?
– Quel sang ? Il n’y a pas aujourd’hui plus gâté que celui des freluquets, fils de princes et de ducs, qui se poivrent 124 dans les lupanars.
– Je vous parle idéal et vous me répondez tour de casserole 125 …
– En Angleterre, où il n’est point de ces sottes préventions que nous entretenons de ce côté-là de la Manche sur la
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