Le marquis des Éperviers
sont que du menu fretin… Qu’on prenne dans chaque diocèse trois ou quatre des plus agités d’entre ces gaillards, qu’on les envoie porter la bonne parole aux Iroquois et vous verrez que nous aurons la paix ! Vos jésuites, eux, sont plus pernicieux ; par la voie captieuse des écoles, ils ont pris dans leur nasse le meilleur de notre jeunesse ; avec eux, pour ce qui regarde nos libertés, il n’est pas trop, sacredire ! de nous rendre compte que le feu est au saucisson 145 !
– Ce n’est que trop vrai, hélas ! convint le père Grésil, ce qui se passe en ce moment à la Sorbonne montre que la Compagnie sait pousser ses pions sur le vieux fond janséniste de notre élite bourgeoise. Il n’est bruit en ce moment que de quelques jeunes brillants théologiens, tous doués et remarquables, mais dont le raisonnement est corrompu par l’hypocrisie ignatienne 146 : Anne Marolles, Brandelis de Grandville…
À ce nom, la cuillère de Victor, qui lui avait glissé des doigts, retomba en heurtant le bord de son assiette et fixa tous les regards sur lui.
– Vous dites Brandelis de Grandville ? balbutia-t-il.
– Vous le connaissez ? s’inquiéta le père Grésil.
– C’est que… On m’a parlé de lui récemment.
– Célébrité douteuse, repartit l’oratorien, et dont je vous conseille vivement d’éviter le contact.
– N’est-ce pas à son propos, demanda monsieur Davignon, qu’on a murmuré au printemps pour un vicariat obtenu à un âge tendre encore et sans nul doute par des protections considérables ?
– Si fait ! ce jeune homme est effectivement poussé par des mains aussi omnipotentes que discrètes. Il habite avec sa sœur une belle maison au pied de l’abbaye Sainte-Geneviève dont le loyer est ponctuellement payé, par l’entremise d’un banquier, à la cure de Saint-Étienne qui en est propriétaire. On veille en plus à ce qu’il ne manque de rien : deux domestiques et un petit cabriolet dont aucune fortune ni parenté ne peuvent justifier le train. On murmure qu’il serait dans la sphère des Vendômes…
– Vendôme est bien trop avare pour fournir à ces largesses ! fit observer Saint-Simon dont ce personnage était l’une des principales mauvaises obsessions.
– En tout cas, reprit le père Grésil, depuis que ce beau blanc-bec est vicaire de Saint-André-des-Arcs, il met la paroisse à feu et à sang.
– C’est une tradition qui se perpétue, nota à nouveau le duc, Saint-André depuis la Ligue est le refuge des boutefeux ecclésiastiques. L’intelligence déréglée des trublions universitaires coule depuis la Sorbonne ainsi qu’une lave destructrice ; elle ne saurait épargner cette paroisse. C’est la fatalité géographique.
– Je connais assez votre Brandelis de Grandville, intervint madame Davignon, et je suis surprise de ce que vous dites. Jamais je ne me suis effrayée de sa violence ; j’avoue même que ses sermons m’ont souvent procuré le réconfort et la paix. C’est à lui, avant-hier, que j’ai emprunté cette image qu’il donnait de l’Église comparée aux verrières du Moyen Âge. Sa foi et sa volonté paraissent inattaquables, il y a du feu chez ce prêtre.
– Un feu destructeur ! trancha le père Grésil en interrompant son hôtesse, j’avoue pourtant, madame, que, si le brodequin diabolique des idées jésuites ne lui avait pas déformé l’esprit, votre abbé de Grandville serait dès à présent l’un des plus solides espoirs du Clergé de France. Mais, à Saint-André, l’avez-vous vu faire autre chose que prêcher ? Qu’importe, il est vrai, le petit cénacle des bigotes, l’administration des sacrements et la fixation des tours des chasse-chien 147 , lorsqu’on peut par la parole déchaîner les tempêtes !
Après que les convives eurent quitté la table, la soirée se poursuivit dans le salon où les femmes prirent place sur de moelleuses duchesses brisées tandis que les hommes, installés sur des fauteuils, formaient un cercle à leur chevet.
– Si j’ai bien entendu votre nom, glissa à Victor Saint-Simon que monsieur Davignon avait à dessein installé aux côtés de son neveu, vous êtes l’héritier de la vieille maison de Gironde ?
– Je doute, monsieur le duc, bredouilla le jeune homme, que la renommée de ma pauvre famille ait pu parvenir jusqu’à vos oreilles.
– Détrompez-vous ! je connais mon nobiliaire et tous ceux qui, comme moi, s’intéressent aux plus vieilles races françaises –
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