Le marquis des Éperviers
miracles ensemble qu’il fut incapable de se les remémorer tous lorsqu’un chantre s’avança sous le jubé pour psalmodier l’acte d’espérance.
Clémire de Grandville s’était postée bien avant onze heures au rendez-vous que lui avait assigné son frère, sous l’auvent d’une fameuse pâtisserie de la rue Sainte-Opportune qui arborait pour enseigne une grosse brioche d’or. Vêtue d’un demi-domino gris à capuche qui retombait sur sa robe retroussée au joli ton de bleu, elle se tenait plaquée contre un soupirail grillé exhalant de délicieuses senteurs de sucre et d’œufs chauds. Trop absorbée par l’attente, elle restait insensible au piétinement des fouille-au-pot des grandes maisonnées du voisinage qui s’écrasaient sous la chaussée, dans un escalier raide, en brandissant au-dessus de leurs têtes les beaux cartons veinés de vert par lesquels ce magicien des desserts signalait dans Paris ses chefs-d’œuvre.
– Madame de Grandville ! murmura Victor, fidèle au tour provincial, lorsqu’il fut parvenu à hauteur de la sœur de Brandelis.
La jeune fille tourna vers lui un visage étonné mais sans crainte.
– Vous ! fit-elle dans un souffle en reconnaissant celui qu’elle n’avait fait que croiser, c’est donc vous qui devez me conduire ?
Victor la détailla longuement, surpris de l’image fidèle qu’avait laissée leur brève rencontre dans sa mémoire : cette taille coquette, ces joues légèrement creusées qu’on eut dites plaquées de l’éclat transparent de la nacre, ce regard noir ombré d’inquiétude, avaient suffisamment impressionné son souvenir pour qu’il pût les dire déjà familiers. La satisfaction de se retrouver à presque les toucher faisait fondre son cœur à la manière des étoiles filantes que l’air paraît dévorer à mesure qu’elles se décrochent.
– Ne craignez rien ! dit-il, je suis venu remplacer Brandelis qui a dû quitter Paris.
– Je n’ai plus peur depuis que je vous sais près de moi, murmura-t-elle, l’abbé m’a écrit que je pouvais me fier à vous.
– Vous dites l’abbé en parlant de votre frère ? s’étonna-t-il.
– C’est vrai que je l’appelle fort peu par son prénom parce qu’il est difficile de se montrer familière avec quelqu’un d’aussi intimidant que lui… Mais ne faites pas attention aux bavardages d’une pauvre folle ! nous allons prendre un fiacre pour aller vite, je ne voudrais pas vous voir engloutir dans cette course ce qui reste de votre dimanche.
– J’ai réservé tout mon temps à votre usage, protesta-t-il, et je vous demande de croire que c’est avec plaisir. Il fait si beau malgré ce froid sec… Que diriez-vous de commencer notre promenade à pied ?
La jeune fille acquiesça d’un sourire timide et Victor, sans attendre d’autre réponse, s’empara du petit baluchon de camelot dans lequel elle avait jeté le peu de ses affaires. Ils s’enfoncèrent dans la rue Saint-Honoré, poursuivis par le roulement des coches bondés de gens joyeux qui, dans un tintamarre de crécelles et de sifflets, s’en allaient faire ripaille vers Argenteuil ou Suresnes.
– Et si nous dînions en dehors de Paris, proposa Victor animé par une sorte de joie d’enfant, savez-vous que je vis depuis bientôt deux mois dans cette ville et que j’en sors aujourd’hui pour la première fois ?
– Moi, de campagne, je ne connais que Colombes, murmura Clémire, c’est là, dans la maison des époux Lheureux, chez qui vous me conduisez, que nous avons grandi, mon frère et moi. Ces gens sont notre seule famille, la seule du moins que nous connaissions…
– Vous n’avez donc ni parents ni tuteurs ?
– Personne ! confirma la jeune fille d’un accent navré, une main mystérieuse pourvoit cependant à tous nos besoins mais nous n’avons jamais pu deviner qui la manœuvrait… L’abbé s’est persuadé que nous sommes les bâtards d’un puissant personnage qui finira un jour par se révéler à nous. Cette pensée fouette son orgueil et il veut dès à présent, en se raccrochant aux premières places, se montrer digne d’un sang qu’il imagine rare. Inconsolable d’avoir été réduit malgré lui à l’état religieux, il traverse l’Église, l’âme satanisée par l’ambition.
– Ce que vous me dites, reprit Victor, m’aide à comprendre beaucoup de choses à son sujet. Le mouvement incessant qu’il donne à tout ce qui le touche, ce n’est au fond qu’un appel lancé
Weitere Kostenlose Bücher