Le marquis des Éperviers
le captieux narcotique de la vie facile, se consumèrent pour Victor en rêveries qui lui firent insensiblement relâcher son effort. L’abbé de Thésut était trop accroché aux moindres respirations de son élève pour ne pas ressentir à la seconde cet infinitésimal changement de rythme ; il était en même temps trop bon disciple de Descartes, une fois la chose avérée, pour s’empêcher d’en rechercher la cause. Il imagina aussitôt Victor amoureux et, n’étant jamais passé lui-même par les transes du sentiment, il commit l’erreur de vouloir soumettre les signes de l’état de passion au seul filtre de son intelligence froide. Comme il s’était également convaincu par déduction que son prodige ne connaissait dans Paris aucune autre jeune fille que Diane de Solsac, il s’ancra fermement dans l’opinion que celui-ci ne pouvait en pincer que pour la nièce de madame de Fontalon.
Il s’en ouvrit un soir à son aîné, au cours de leur « bobinette », cette dernière conversation à bâtons rompus que les deux frères étaient accoutumés d’avoir autour de leurs tisanes pour passer en revue les actes du jour expiré et fixer le « plan d’attaque » – on a vu que l’expression était du chevalier – de celui qui devait suivre.
– Ma foi ! cette fille a du bon, convint le plus âgé des Thésut, elle monte à cheval comme un homme, elle sait se taire quand on parle de choses sérieuses, elle paraît habitée d’un sens commun qui fait trop souvent défaut à son sexe.
– Elle n’a pas de fortune et lui non plus, ajouta l’abbé pragmatique, mais ils ont tous deux l’espérance d’hériter d’une grosse part des biens de leurs tantes. Lui est fin garçon. Elle, saura tenir une maison avec économie, esprit et tempérance… En complément de toutes ces excellentes raisons on doit mentionner qu’ils s’apprécient.
Il n’avait fallu que la bise légère de ces supputations pour que les deux frères songeassent incontinent à pousser ce projet.
Dix jours étaient passés depuis la représentation de Tancrède lorsqu’un soir, en classant les papiers du Drageoir aux Épices, Victor tomba en arrêt sur un feuillet de la liasse que Grivet, le commis de la chancellerie, adressait aux Thésut.
Voici quel en était le texte :
« Lettre préparée chez monsieur de Pontchartrain fils 167 .
J’ai déjà parlé l’an dernier, au moment où le chancelier, fort irrité contre les docteurs de Sorbonne, s’était décidé à faire un exemple tant parmi les molinistes que parmi les jansénistes, de Brandelis de Grandville, vicaire de la paroisse Saint-André-des-Arcs et j’avais expliqué en son temps de quelle façon madame de Maintenon, à la demande d’un de ses amis à qui le roi est accoutumé de ne plus rien refuser, était intervenue pour qu’il soit épargné. L’affaire qui fait resurgir ce nom est autrement plus grave : monsieur Dreux de la Galissonnière, (un âne têtu), procureur au Parlement de Paris, est saisi depuis le 10 novembre d’une plainte anonyme dirigée contre ce religieux qu’on accuse de s’être livré à un commerce d’authentiques reliques. Je ne puis dire à cette heure si la lettre de cachet qui est prête sur le bureau du secrétaire d’État a été donnée à l’initiative de son puissant protecteur qui voudrait de la sorte soustraire ledit Grandville à un procès qui pourrait lui coûter la vie ou si – la plainte étant peu ou pas fondée – il s’agit d’une machination montée contre lui pour le perdre. »
À découvrir ces lignes, le sang de Victor ne fit qu’un tour. Il y vit le prétexte inespéré d’avoir un second entretien avec l’abbé Grandville et le contraindre à être plus explicite sur ceux qui, non contents de manquer à Maximilien de Carresse, désiraient ouvertement le faire taire.
Il recopia fébrilement l’avis que donnait Grivet puis, laissant son aide, le jeune Ponceau, ranger le grand bureau et moucher le luminaire, il se prépara à sortir.
– Je ne reviendrai demain qu’à neuf heures, annonça-t-il en partant, vous préviendrez le chevalier et l’abbé de mon retard.
Après une nuit traversée par l’espoir de pouvoir enfin remplir utilement la mission que lui avait assignée le chevalier de Carresse, Victor, le lendemain, s’éloigna de la Seine pour se lancer à l’assaut des faibles pentes de la montagne Sainte-Geneviève.
– Que venez-vous faire ? lui demanda l’abbé qui s’était
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