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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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petits-fils, qui vont gagner leur franchise et qui abattent dès à présent le plus clair de la besogne, mes filles, mes petites-filles, toutes mariées à des gens de notre corporation… La relève enfin, cette quatrième génération qui grandit et s’éveille en trottinant au milieu des rabotures.
    – Vous devez être bien fier d’une pareille lignée ! s’émerveilla Victor.
    – Pour sûr ! répliqua le vieillard avec une pointe d’émotion bourrue, et du haut de mes quatre-vingts ans je n’éprouve qu’un regret, c’est que ma mie ne soit plus là pour admirer cette flopée de monde.
    Victor, sommé de vider un second verre, le fit avec l’élégance du hobereau convié à la noce de son fermier.
    Il parvint à s’esquiver sous un redoublement de cris et de clameurs avant un troisième tour de piste des brocs et des pichets. Clémire était aux anges. La grâce aimable de son compagnon, la bonne humeur du baptême, avaient suffi à gommer sur son front les rides de la perplexité.
    – Nous qui traversons les mêmes tourments, confia-t-elle à son nouvel ami en s’emparant de son bras dans l’instant où ils sortaient, nous ne devons pas nous résigner à l’accomplissement d’un sort contraire, décidons de triompher ensemble du malheur… Revoyons-nous de temps à autre pour soutenir nos courages !
    La proposition, faite sur un ton naturel et candide, plut tellement à Victor qu’il sentit, pour la seconde fois dans le cours de cette journée déjà longue, son cœur couler au fond de sa poitrine en feu.
    Il hissa Clémire sur le dos de Joséphine et, la saisissant par la taille, il lui glissa :
    – Vous avez raison, madame ! nous n’avons pas le droit à notre âge de céder à l’entraînement des lamentations.
    Elle lui sourit de tout l’éclat de ses dents qu’elle avait fort belles et il reçut ce gracieux mouvement comme un gage de sa nouvelle fortune. Poussant un cri de fou, il lança son âne le long des grèves de la Seine.
    Quelques bourgeois cramoisis de mangeaille, qui ondulaient sur la route en rotant, n’eurent que le temps de se jeter dans un fossé en voyant surgir ce foudre.
    – Jeune fripon, va ! ragea le premier d’entre eux qui put se rétablir sur la chaussée, les basques de son habit galonnées de cresson.
     
    Les époux Lheureux, savetiers tous deux, habitaient un pavillon adossé aux écuries du petit château de Colombes, propriété de la duchesse douairière d’Orléans, cette imposante belle-sœur de Louis XIV connue dans toute l’Europe sous le nom de Palatine. La princesse, qui avait fait là, du temps de ses plus vives brouilles avec Monsieur 172 , quelques éclatantes retraites, n’y était plus revenue depuis son veuvage, incapable qu’elle était, en dépit de ses goûts simples, de se passer de Versailles et de ses grandes machines. Le château et le parc continuaient malgré tout d’être entretenus à grands frais par quelques domestiques qui, en l’absence de maîtres, avaient fini par se croire chez eux.
    Les parents nourriciers de Clémire avaient la simplicité gaie des vieux ménages d’artisans qui, après avoir gratté sou à sou une toute petite aisance, voient paisiblement venir leur crépuscule. Leur intérieur, propre et lumineux, se composait d’une salle commune d’à peu près quinze pieds sur vingt garnie d’un bel âtre maçonné et de rideaux de tabis couleur paille. Au premier étage trois petites chambres chaulées, meublées de coffres de chêne et de bonnetières de pin, étaient chauffées chacune par une petite cheminée au manteau de pierre de Saint-Leu. Les Lheureux travaillaient encore tout au long du jour, dans un étroit recoin de leur rez-de-chaussée. Pour faire aller leur maison, ils n’employaient qu’une bonne dont ils partageaient les services avec les Nicolas, leurs voisins, lui, ancien palefrenier de la duchesse, elle, qui continuait de toucher ses gages de chambrière pour un service qu’elle n’avait pas effectué depuis huit ans.
    Monsieur Lheureux était un géant à peine voûté par l’âge, le sourcil blanc et broussailleux, fumant toujours sa pipe tandis qu’il se penchait sur l’embauchoir. Sa femme était une petite boulotte qui avait conservé le teint de pêche de sa jeunesse, avec des dents bien rangées et intactes qui lui donnaient dix ans de moins que son âge. Elle s’occupait de patiner les cuirs avec des onguents de son secret, de piquer le velours des escarpins, de fixer

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