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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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pauvres garrigues… L’oubli de ses racines, parfois la honte qu’on éprouve d’une extraction modeste, sont l’un des plus terribles poisons que distille la ville et son vouloir-paraître. Défiez-vous-en avec soin, vous aussi, en pensant chaque jour au rocher qui porte le château de votre père !
    Victor ne répondit pas, impressionné sans doute par le contraste qu’il imagina aussitôt entre l’aridité du chaos qui s’offrait à sa vue et la magnificence que lui laissait entrevoir la description du chevalier. Il y songeait encore lorsqu’ils parvinrent au-dessus de Brive, peu après midi, alors que la foire de la Saint-Louis battait encore son plein.
    On pénétrait dans la ville par une antique poterne à mâchicoulis qui ouvrait sur une large rue tapissée de paille et bordée, jusqu’à un vaste foirail, d’une double haie de marchandes de volailles. C’étaient pour la plupart de vieilles femmes en tabliers noirs qui montaient une garde sévère devant des piles de bourriches pleines d’oies cacardantes. Les plus âgées d’entre elles observaient avec un méprisant silence le manège de quelques gaguis 18 à fanchons serrés par-dessus l’oreille qui s’essayaient, par la violence de leurs cris, à débaucher des chalands.
    Pour se frayer un passage au travers du tumulte on se devait de fendre tout un ramas coloré de camelots hurlant, de charretons indolents, d’âniers et de vachers qui poussaient des animaux placides nullement effrayés de devoir étirer leur cou par-dessus tout ce badaudois. On voyait des colporteurs qui avaient épinglé à leur chapeau, ou au revers de leur habit, un choix des trésors qu’ils proposaient : images coloriées de saints, martinets à l’usage des enfants, almanachs, livres de contes, peignes de corne, éventails, toilettes 19 , besicles. Ils suscitaient l’effroi des paysans qui se garaient prestement, tirant à deux mains leurs femmes ou leurs filles dont l’envie alourdissait le regard. Plus loin, la presse se fendait devant un couple étrange : un nabot portant un tonnelet calé contre sa bosse énorme, qui se dépliait pour débiter de l’encre à petite mesure tout en s’accrochant au bras d’un aveugle aux allures de roi Lear. Ce dernier curieux compagnon vendait des yeux d’agate et son feutre aux bords relevés scintillait de l’éclat de dizaines de verres colorés capables de prêter aux regards vides ou borgnes les tons les plus fous. Il apeurait invariablement les garnements rameutés à ses basques en vidant et regarnissant, dès qu’il cessait de marcher, l’un de ses globes oculaires morts avec les plus beaux échantillons de cette fabuleuse verroterie.
    Un peu plus loin, dans l’espace propice d’un carrefour, un empirique 20 juché sur un tréteau, gros bonhomme coiffé d’un bonnet de futaine censé lui faire la tête d’un docteur, proposait à tue-tête un abracadabra de médecines qu’il disait propres à soulager le gros des misères du monde. Les gens s’amassaient, fascinés par son boniment, les cabrioles de son chien dressé aux gentillesses, les grimaces du sagouin plein de grelots qui se tenait sur son épaule, attirés depuis loin par les teintes criardes de la roulotte dont le fronton servait de fond à son estrade. On y voyait deux sirènes géantes, vêtues de leurs seuls cheveux couleur jaune d’œuf qui serpentaient sur des écailles au vert d’aigue-marine. Elles lançaient devant elles d’imposantes mamelles serties d’aréoles saignantes et déroulaient un cartouche sur lequel était écrit en lettres gothiques :
    « Maître Paindavoine soulage les infirmes, guérit les malportants. »
    – Oh, oh ! oh, là ! criait ce bonhomme en entrelardant son discours de quelques mots de latin macaronique, ma scammonée vous fera pisser, compissendum est ; mon agripaume endurcira les maris défaillants, archibendum erit ; mon eau goudronnée vous retiendra de courir, constipendum esset ; mon génépi vous fera roter, expectorendum et degelandum ad libitum …
    Entre chacune de ses annonces, il décrivait une pirouette dans une pétarade de sabots, puis se campait hardiment, face au public, brandissant d’un geste de Romain quelques brins de l’herbe dont il venait de vanter la vertu.
    Victor et le chevalier s’étaient arrêtés, captivés par les arlequinades du bonhomme, riant de bon cœur avec tout un rameutement de badauds qui continuaient de s’agglutiner autour d’eux en pressant leurs montures,

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