Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
Vom Netzwerk:
mobilisant, durant plusieurs semaines, pour son seul usage, tous les relais de postes depuis Milan jusqu’à Paris, il avait rameuté dans son sillage toute une armée de mercenaires, de palefreniers et d’officiers de bouche qu’il avait bien fallu loger et qu’on avait disséminés dans tout l’enclos du Temple, cette ville dans la ville, cette Gomorrhe dans Babylone. C’était à ses basques l’armée d’Alexandre dans le dédale des palais de Darius. On avait dressé des tentes dans les cloîtres et les arrière-cours, aposté des gardes au long des enceintes et dans le moindre ressaut des murailles. Là se brassaient les senteurs des tinettes et des cantines ; plus loin se percevait le frémissement des chevaux, le cliquetis continu de leurs harnais et parfois, déchirant la nuit, leurs hennissements d’épouvante qui n’étaient pas autre chose que les ressouvenirs en forme de cauchemar de sanglantes mêlées. Les destriers du maître, tels ceux d’Apollon, dormaient dans le palais : on les avait installés sur d’épais lits de paille jetés à même le marbre des vestibules.
    Saint-Simon, qui malgré six campagnes ne s’était jamais fait à la promiscuité du militaire, descendit de voiture dans la rue de la Corderie, ravalant sa fureur de s’être vu interdire, par un simple planton, l’accès de la cour du palais. Précédé de son cocher, qui lui frayait un chemin en tenant d’une main sa lanterne et de l’autre son fouet, il franchit lestement des flaques de purin que pailletaient des cristaux de givre, puis enjamba quelques corps de soldats dans les blindes qui dormaient enlacés à des garces échappées des Halles.
    Le superbe escalier du palais, chef-d’œuvre de Mansart, était encombré d’hommes strictement vêtus lorsqu’ils étaient de grade subalterne, débraillés à mesure de leur importance quand ils avaient passé le rang de capitaine. Sur chaque marche, des mois entiers de solde, prêts à changer de main, étaient livrés à l’aléa du piquet, du bonneteau ou des dés. Ces hommes rendus farouches par l’ivresse ponctuaient leurs coups de rires frénétiques ; ceux qui gagnaient posaient la main à leur épée pour se garder de la colère d’un adversaire dépité, ceux qui perdaient singeaient, dans de grands mouvements de narines, des colères de titans. Pour gagner l’étage où l’enfilade des appartements nobles, sous les nappes de lumière tombées des lustres et des girandoles, s’offrait d’un seul coup à la vue par les portes ouvertes à deux battants, il fallait cheminer en zigzag et se défier des mouvements de tous ces gaillards qui faisaient les fringants.
    La foule des admirateurs de Vendôme contenait à peine dans cette immensité, vauriens étendus sur le parquet, forts en gueule posés sur l’accotoir des fauteuils tendus au petit point, forcenés du jeu, là encore, qu’on surprenait à croupetons, faisant sauter des osselets dans l’embrasure des fenêtres. Partout un ferraillement d’éperons et de baudriers ; là des reîtres fendant des groupes de causeurs qu’ils bourraient de coups d’épaules, lorsqu’ils ne les gratifiaient pas en passant d’un jet brunâtre de chique. Nulle part l’ombre d’une femme mais, s’égaillant parmi tous ces butors, des kyrielles de domestiques gambillards et de petits valets blanc-poudrés. On pouvait aller et venir sans que quiconque s’inquiétât d’une tête nouvelle, du débraillé ou de la mine rébarbative d’un convive. On aurait pu aussi, sans étonner personne, pousser les rares portes qui demeuraient fermées, tourner la clef des cabinets à secret, s’installer dans les alcôves. Le vin coulait à flot. Des pages, qu’on poussait, pour les faire activer, à grandes tapes appliquées sur les fesses, glissaient pour remplir leurs brocs d’argent à des fûts hissés sur des tables à pieds tors. Des porcelets entiers, des gigots en gelée, des faisans remplumés sur des lits de cédrats confits, des buissons d’écrevisses, des croustades de brochets et de carpes, des rochers de choux portés à bout de bras sur des plateaux champlevés étaient happés au passage, à coups d’épée, à la pointe des dagues, à pleines mains gantées.
    À mesure qu’il avançait dans cette cohue, la colère de Saint-Simon se muait en stupéfaction. Familier des palais et de l’âpreté des camps, il restait bouche bée à retrouver les deux univers imbriqués comme des boîtes gigognes et il

Weitere Kostenlose Bücher