Le marquis des Éperviers
aiguille, ils mirent au point un projet qui reposait sur tant d’inconnues : l’assentiment du duc de Saint-Simon, l’exacte configuration du palais de Vendôme où nul d’entre eux n’avait jamais pénétré, l’identification du cocher, sa capture… qu’ils durent beaucoup pousser leur exaltation pour s’efforcer de croire en leur réussite.
Saint-Simon, que le chasseur de la livrée de monsieur Davignon avait pu toucher chez lui, sur le point de partir pour la cour, se fit annoncer comme cinq heures sonnaient au proche couvent des Grands-Augustins.
– Charles ! s’exclama-t-il en paraissant, quel est donc ce mystère ?
L’affaire lui fut exposée en quelques phrases brèves, ponctuées des râles de dégoût qu’inspirait au chevalier la répétition du nom honni de Vendôme. On indiqua au duc ce qu’on attendait de lui.
– Je suis votre homme ! fit-il sans prendre le temps d’ordonner ses idées, j’estime fort le jeune monsieur de Gironde et titiller ce bâtard sera pour moi un plaisir rare… J’irai au Temple comme on va à la chasse au renard.
– Méfiez-vous tout de même ! lança le chevalier, il s’agit d’un furieux gibier.
– Moi ! protesta Saint-Simon en avançant son frêle visage qu’il venait de durcir à dessein, je le fixerai dans le blanc des yeux tout comme je vous regarde là et je vous promets bien que, à défaut de les lui faire avouer, je lui ferai sentir toute l’horreur de ses crimes.
– Quel prétexte prendrez-vous pour l’approcher ? demanda monsieur Davignon.
– Faites-moi confiance ! j’ai à dire à Vendôme. C’est quelqu’un qui a entrepris depuis toujours de se hausser en usurpant le droit des autres.
– Êtes-vous certain qu’il vous recevra ? insista le conseiller.
– Sans l’ombre d’un doute !… Je connais notre homme ; il est trop politique pour souhaiter se mettre carrément à dos une vipère de mon espèce. De plus, la curiosité le taraude et, en me découvrant en pleine nuit, il sera bien impatient de savoir ce qu’un personnage aussi éloigné de sa coterie que moi peut avoir de pressant à lui dire.
– De quoi l’entretiendrez-vous au juste ? s’inquiéta l’abbé.
– Oh ! je commencerai pour mon plaisir par lui attacher le grelot par quelques-unes de ces babioles d’honneur et de rang qu’il affecte de mépriser. Ensuite, je lui jetterai ma question tout cru et, s’il n’y mord pas sur-le-champ, je redescendrai vous informer.
– Il ne vous restera plus alors qu’à intervenir, ajouta le conseiller à l’adresse du chevalier.
Ce dernier, se sentant offert au feu de tous les regards, venait de se camper dans une pose avantageuse.
– Il nous faudra coudre la peau du lion à celle du renard 210 , annonça-t-il, je goberai ce cocher comme autrefois les espions dans nos lignes en Allemagne… Je sais dans Paris un homme qui nous aidera. Il a cent ruses au sac et il vaut à lui seul tous les sbires et les barigels de Naples… C’est le bras séculier du parti quesnelliste, lui-même ancien protestant, austère et rude à mesure de sa foi primitive. Il se nomme Balthazar de Rognonasse, je le fais mander sur l’heure. Avec lui, quand bien même dussions-nous faire péter le salpêtre 211 , je réponds du succès.
Vendôme, propriétaire des joyaux qu’étaient Chenonceaux et Anet, descendait à Paris dans le magnifique palais des prieurs du Temple dont la charge de son frère lui procurait l’usage. En toutes occasions, ce bâtard veule et effronté, l’un des trois ou quatre plus riches hommes qui soient de France, ne se repaissait que d’opulence et de luxe. Singulière était chez lui la coexistence du raffinement extrême et de la pire crapule. Résultait-elle, comme le prétendaient ses ennemis, d’une perversion qui l’aurait poussé à partout flétrir la splendeur ou, comme le répandaient les gens mieux disposés à son égard, de la paillardise exacerbée que ne pouvait manquer de véhiculer, par héritage de sang, un descendant des amours tumultueuses d’Henri IV ?
Où qu’il paraisse en effet, il ne pouvait se retenir de traîner après lui ce concentré épicé de la faune des camps, cortège d’odeur âcres, cliquetis de sabres et de dagues, atmosphère de violence prête à fondre, toutes sensations dont il avait besoin comme les moines ont besoin des exhalaisons de l’encens et du bourdonnement des prières. Revenu d’Italie en forçant la volonté ministérielle et en
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