Le marquis des Éperviers
son avantage pour affronter l’ancien précepteur de son maître qu’il poursuivait depuis toujours d’une haine marâtre.
Le duc, qui venait de décrire quelques cercles rapides pour tromper sa gêne, changea brusquement de trajectoire et, dans une ultime tentative pour le fléchir, revint vers son vieux mentor.
– Mon bon Thésut, vous qui me connaissez depuis que j’étais au maillot, vous savez comme il m’en coûte d’entrer dans les querelles de mon particulier.
– Justement, Altesse ! repartit le chevalier dans une sorte de rugissement, je jubile pour de bon de vous contraindre… C’est parce qu’il est l’arbitre des choses infinitésimales de sa cour que Louis XIV est craint et passe pour grand roi. Vous êtes de son sang, nourrissez-vous – mais sur ce point seulement – de l’exemple qu’il vous donne !…
Ayant aligné ces bouts de phrases en les ponctuant de gestes saccadés, il porta méchamment son poing à son front.
– Non, Altesse, rectifia-t-il d’un accent tout d’un coup radouci, je ne vous force qu’à contrecœur mais il faut apprendre à nous montrer inflexibles devant l’entreprise de ceux qui nous abusent.
Dubois parut enfin, s’avançant ou pour mieux dire glissant avec une mine immodeste.
Victor, à sa vue, ne put contenir un cri de stupéfaction : celui qui venait de paraître n’était autre que l’étrange abbé de la table d’hôtes de Martel, le personnage retrouvé éperdu au fond de sa voiture à proximité du roc d’Ambayrès.
– Monsieur l’abbé ! ne put-il s’empêcher d’articuler suffisamment distinctement pour fixer tous les regards sur lui.
Dubois détourna la tête avec les autres mais sans d’abord, à cause de sa figure changée, paraître reconnaître celui qui l’avait hélé.
– Par exemple, fit-il de sa voix de fausset après avoir donné toutes les marques de céder au vertige de la réflexion, monsieur de Gironde !…
– Comment vous connaissez-vous ? s’effraya l’abbé de Thésut devenu statue.
Dubois prit la parole :
– Ce jeune homme, cher confrère, m’a fait l’honneur d’être, quelque temps en Limousin, mon compagnon de route.
Il roula aussitôt des yeux furieux pour retenir Victor d’ajouter autre chose.
– Stupéfiant ! bougonna depuis son coin le chevalier avant de marmonner pour lui : comme s’il n’y avait personne d’autre contre qui se cogner, tout au long de cent trente lieues, que cet escamoteur ?
Le prince fit signe à Dubois d’approcher.
– Monsieur, clama-t-il, vous me voyez à cette heure extrêmement fâché contre vous… Que me revient-il aux oreilles ?… Une feuille de bénéfices partie à la Maison du roi sans avoir été vérifiée et apostillée ici !
– Mais… protesta l’accusé que son maître d’un énergique mouvement de la main dissuada de poursuivre.
– Il suffit ! dans toute organisation il doit exister des coupures. Les bénéfices de ma nomination ont toujours été regardés comme affaires domaniales, ils appartiennent à messieurs de Thésut depuis toujours et sans hésitation possible.
– Croyez-le bien, Altesse ! répliqua Dubois d’un ton furieusement papelard, j’y prêterai attention la prochaine fois.
– Nous y comptons ! trancha le prince en laissant aller sa main sur sa canne dans la pose auguste que Rigaud avait imaginée pour brosser le portrait de son oncle.
Dubois, outré, plus secoué de hoquets qu’un fagotin joueur de cymbales, s’éloigna à reculons puis, ayant brusquement aplati son tricorne par-dessus sa courte perruque grise, se jeta dans l’escalier en haut duquel il était apparu un instant auparavant triomphant.
– Êtes-vous satisfait, chevalier ? demanda Orléans d’un accent tout juste olympien.
– Je vous rends grâce, Altesse, répliqua le vieil homme, voilà comme devrait toujours parler quelqu’un de votre sang !
Le duc, somme toute flatté de se voir bien jugé, s’éloigna à pas mesurés, ne se tournant imperceptiblement que lorsqu’il fut sur la seconde marche du petit degré.
– Vous n’avez pas oublié que je partais demain pour Saint-Cloud et que j’allais, de là, passer le jour de l’an près de chez ma mère qui s’est mise en tête de rouvrir sa petite maison de Colombes… Voici bien un autre endroit où l’on va me chanter peu de laudes et bastantes pouilles… Qui me dira un jour pourquoi ceux qui m’aiment sont si durs avec moi ?
– Tout simplement parce qu’ils vous aiment,
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