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Le marquis des Éperviers

Le marquis des Éperviers

Titel: Le marquis des Éperviers Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Paul Desprat
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chevalier.
    – Dans quel but ?
    – Mais pour constituer un commencement de preuve de votre état ! Qui peut en effet se porter fort aujourd’hui de votre qualité ? Qui pourra demain justifier de la prétention légitime de votre descendance à être maintenue dans sa noblesse ?… Vous devez savoir qu’un registre de baptême, tenu par un curé souvent ignare, n’a jamais servi à prouver la filiation aristocratique.
    – Mais personne non plus ne peut soutenir que je ne suis pas gentilhomme ! se récria le vieil homme dans un élan de candeur navrée.
    – C’est la première fois que je rencontre un tel cas, releva Carresse, vous m’embarrassez fort, monsieur de Rignac… Vous me semblez honnête mais malheureusement je ne vois pas ce que je répondrai au juge d’armes lorsqu’il m’interrogera à votre sujet.
    – Vous lui direz la vérité : que rien ne prouve ni n’infirme ma noblesse.
    – Vous savez que c’est impossible et que nul en France ne peut se trouver dans ce cas depuis que la déclaration royale de 1664 a imposé aux gens nés d’établir leur ascendance par titres authentiques remontant à 1560 au moins.
    Monsieur de Rignac, comme s’il venait de voir un abîme s’ouvrir sous ses pas, s’était fait haletant :
    – Mais alors, mes filles ! comment les marierai-je ?
    Le chevalier referma le grimoire qu’il examinait lorsque l’arrivée de son hôte l’avait interrompu. C’était un in-folio couvert d’une belle onciale et frisé de lacs de soie verte qui s’échappaient en bouclant ainsi que des cheveux d’ange.
    – Allons souper ! proclama-t-il, il sera assez tôt demain pour songer à tout ça.
    Avant de franchir le seuil du cabinet, il se tourna vers le baron qui suait à gouttes froides.
    – Je ne suis pas un ogre, lui glissa-t-il, ma fantaisie naturelle sait même s’accommoder d’histoires extravagantes mais je ne pourrai vous sauver que pour autant que je connaisse la vérité.
    Ils remontèrent dans la salle commune sans échanger un mot. La table avait été dressée près de l’âtre sans feu. Le couvert était d’étain avec deux aiguières d’argent dont l’éclat faisait tache par-dessus l’austère rugosité des timbales et écuelles de grès. Un bouquet de roses et de pois blancs majestueusement déployés n’était là que pour faire regretter l’absence des filles du château qui avaient cueilli et disposé ces fleurs mais qui ne parurent pas de la soirée.
    Le souper fut sinistre, au-delà même de ce qu’avait pu craindre le chevalier après l’entretien qu’il venait d’avoir avec son hôte.
    Ce dernier, tassé sur son fauteuil, la tête lourdement posée sur son poing, n’avait plus rien du personnage jovial et prodigue de courbettes qui s’était empressé quelques heures auparavant dans la cour de sa demeure. Mille pensées sombres l’assaillaient qui roulaient en désordre dans son esprit : il se voyait gisant au fond du déshonneur, sa femme contrainte de mendier à la porte des églises, ses filles marquées à l’épaule du fer de l’infamie. Son visage, au défilé de ces images noires, s’alanguissait de concert avec la grosse chandelle de suif dressée devant son assiette. Madame de Rignac, à l’autre bout de la table, donnait l’image vraie de cette Mère Douloureuse qu’a chantée le poète chrétien. Des larmes, qui n’avaient plus la force de s’épandre, s’amassaient sur l’ourlet rougi de ses paupières.
    La nuit s’épaississait et les ombres de ces agapes funèbres, étirées par la lueur des quatre flambeaux fichés à la muraille, tournaient au fantasmagorique. Les minutes prenaient la densité des jours et les heures entamées paraissaient devoir dérouler le comput des siècles. Victor et le chevalier, oppressés par le poids du silence mais satisfaits de pouvoir se soutenir de la connivence de leurs regards, s’étaient réfugiés dans la méticuleuse dégustation d’une compote de lièvre. C’était le chef-d’œuvre d’une fée saucière, maîtresse en l’art de radoucir et cerner le goût sauvage des viandes. Il y avait là tout le mystère des cuisines patientes, somme de petits secrets qui pris un à un n’étaient que des misères mais qui appliqués ensemble permettaient d’atteindre au sublime. Les deux invités s’en donnèrent tant par les babines qu’ils dévorèrent, sur leur prière, la part de leurs amphitryons sans faim. Victor, plus cramoisi que la sauge, écopa son assiette à

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