Le marquis des Éperviers
de la prodigieuse acuité de celle du jeune La Galoche, il avait collé sa joue à l’axe de l’escalier et s’était mis à l’affût. Ainsi posté, en dépit des râles de sa poitrine crevée, il dénombra, à leur pas, les premiers assaillants qui pénétraient dans la tour. Dépliant ses doigts gourds sous l’œil médusé du chevalier, il en compta d’abord dix-sept.
Ceux qui, à présent, connaissent le récit du capitaine La Galoche, trouveront sans doute extravagant que ce vieil homme, à quarante ans de distance, dût, pour la seconde fois, dans l’escalier resserré de son château, attendre l’assaut de spectres assassins. Les sombres événements de 1661, sur lesquels les ans avaient jeté leurs tas de neige, ne paraissaient devoir se répéter que par l’effet du maléfice : c’était comme si les aveux faits au chevalier avaient eu le pouvoir de rouvrir quelque affreuse boîte de Pandore.
La Chambre du Trésor était un réduit auquel on ne pouvait accéder que par une échelle posée sur la dernière large marche d’un escalier tournant. Trois portes épaisses, qui paraissaient toutes inviolables, en condamnaient l’entrée ; la première était en bois, les deux autres renforcées de ferrures lourdes et compliquées. Il ne s’y trouvait pour tout mobilier – pour tout trésor aussi – qu’une grande malle d’osier, quelques chandelles serrées dans de forts papiers huilés et des savons noircis qu’on laissait durcir là pour qu’ils s’usent moins vite à l’usage. Victor, en officier avisé qui sait tirer parti des ressources du terrain, avait, en l’adossant au mur, fait une banquette de la malle et allumé quatre chandelles pour les poser sur le rebord de niches ménagées dans l’épaisseur de la pierre. Une lumière, tout juste faite pour baigner une absoute, venait de se lever. Elle faisait trembler l’ombre des prisonniers qui retenaient leur respiration pour ne rien perdre des bruits de la tour. Pendant que les lèvres d’Anaïs et de madame de Rignac s’animaient du babil d’une inaudible prière, les deux jeunes filles avaient pris place à même le pavé, de part et d’autre de leur jeune gardien qui faisait de gros efforts pour leur paraître calme. Marie, l’aînée, avait ramené ses cheveux dorés dans son bonnet de batiste. Ses yeux mobiles, embrumés des vapeurs tièdes qui précèdent les larmes, finissaient de l’embellir en accusant son expression craintive.
Victor, fébrile depuis quelques secondes, s’enhardit à laisser couler sa main au long de son bras et leurs doigts agiles, énervés d’un brusque frisson, s’emmêlèrent aussitôt. Grâce à ce geste, accompli sous l’aiguillon d’une force supérieure, il retrouva l’impression de fondre qui s’était emparée de lui lorsqu’il était sorti, trois heures auparavant, pour faire à la prière de monsieur de Rignac, en compagnie de ses filles, le tour du château. C’est là, quoiqu’ils n’eussent pas alors échangé trois paroles ensemble, à un moment qu’il pouvait marquer précisément, que son regard s’était appuyé sur celui de l’aînée, dans l’instant où elle s’agenouillait en bordure de talus pour cueillir des marguerites sauvages. Assis près d’elle à présent, la frôlant de son épaule, il découvrait que le contact de leurs peaux avait la vertu de faire de nouveau jaillir cette étincelle trop vite éteinte et d’amplifier la sensation déjà fugacement éprouvée de tournoyer dans un abîme voluptueux. Était-ce donc cela l’amour, cette façon qu’a le sang de se mettre à affluer plus vite au cœur ? Cet état étrange dont l’avaient entretenu quelquefois, avec des airs de supériorité, des garçons plus âgés ?… Il n’avait sans doute jamais imaginé que les premiers frissons du sentiment viendraient un jour le troubler dans de si singulières circonstances, aussi ne démêlait-il pas, malgré son désir de tout rapporter à la présence de Marie, quelle part de son trouble il devait laisser au déroulement des événements qui se produisaient simultanément au pied de la tour. Tout en subissant le roulement de pensées incohérentes, mélange de sa volupté entrevue et de son malheur redouté, il accentuait la pression de ses doigts et constatait que l’espèce de sauvagerie qu’il apportait à serrer ce poignet ainsi qu’une chose sienne faisait croître la confiance qu’il se devait, alors, d’éprouver en lui.
Ce fut un supplice
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