Le Pacte des assassins
Lénine, que
Staline avec férocité s’empare méthodiquement de tous les pouvoirs.
A-t-elle peur ? Elle écrit :
« On me suit, on
ne s’en cache même pas. Un homme de la Reichswehr ? Un policier qui guette
Heinz pour l’arrêter dans la rue, puisque la demeure du colonel Erwin von
Weibnitz est inviolable !
Mais peut-être s’agit-il d’un agent de la
Guépéou. Heinz m’a avoué que ce qu’il appelle le Centre – Moscou, le
Komintern – le fait surveiller. Il ajoute : “La guerre de succession a
commencé. Elle sera impitoyable.” »
Quelques lignes plus
bas, Julia a écrit :
« C’est nous
qui sommes des voyageurs du néant. »
Et pourtant elle
obéit à Thaddeus, elle rentre dans le rang.
Elle ne veut pas, elle ne peut pas saccager, par
un abandon, le passé qui la lie à Heinz Knepper. Et l’incertitude, les périls
qu’ils partagent les rapprochent.
Ils sont comme des naufragés.
Le titre des mémoires de Vassili Bauman me
paraît chaque jour plus juste.
Julia et Heinz restent liés, persuadés que s’ils
se séparaient, s’ils s’opposaient, ils seraient aussitôt entraînés vers le fond.
Et dans leur vie chaotique ils sont l’un pour l’autre l’étoile fixe vers
laquelle ils marchent par des routes différentes, unis par leurs regards levés
vers le ciel.
Ils forment avec von
Weibnitz un étrange trio qui, jusqu’en 1931, parcourra la Russie, se retrouvant
souvent à Berlin entre chaque voyage, Erwin von Weibnitz devant accepter la
présence de Heinz Knepper pour pouvoir disposer de Julia, sa comtesse
vénitienne.
Et Heinz devra tolérer cette liaison pour
surveiller l’officier allemand, pénétrer à l’intérieur de ces camps d’instruction,
de ces aérodromes, de ces usines Krupp où l’on fabrique en pleine Russie des
prototypes de tanks, des avions ou des gaz toxiques destinés à la Reichswehr.
Mais peut-être Julia ainsi que ces deux hommes
trouvent-ils plaisir à voyager ensemble, à échanger et mêler leurs corps ?
Je ne dispose, pour
étayer cette hypothèse qu’au début j’ai trouvé choquante, puis que j’ai
considéré comme évidente, que de quelques notations de Julia.
Ils sont à Lipetsk, dans la province de Tambov,
entre Moscou et Voronej. C’est là qu’est situé le centre d’entraînement de la
Luftwaffe.
Julia écrit :
« Pilotes
allemands et russes, nuques rasées, tous vêtus d’uniformes de l’Armée rouge. Erwin,
qui a interrogé ses pilotes, nous dit que l’entente entre les deux armées est
extraordinaire. Les officiers allemands et russes sont unis comme des frères d’armes.
Il a un geste inattendu. Jamais il n’a été si familier, nous prenant par les
épaules, Heinz et moi, comme s’il affichait un très bref instant la complicité
de nos corps. Nous riions tous trois, lui entre nous, face à l’immense mer
russe, cette plaine vide. Puis il semble tout à coup prendre conscience de ce
qu’il vient de révéler, d’avouer ? Il s’écarte, tire sur les pans de sa
veste comme pour recouvrer sa dignité, et il rit aux éclats, s’éloigne.
Je mesure combien je suis, malgré moi, liée à
cet “ennemi de classe”, cet officier prussien. Qu’y puis-je ? Nous sommes
les exécutants d’une politique qui nous façonne, qui oriente nos vies.
Mais où allons-nous ?
Nous permettons, nous favorisons la
renaissance de l’armée allemande et la constitution, à son flanc, de l’Armée
rouge. Qui peut dire que demain ces frères siamois, qui ont grandi ensemble, ne
se combattront pas ?
Les nations sont aussi des “voyageurs du néant”. »
C’est dans le carnet
de l’année 1933, au mois de septembre, alors que Hitler est chancelier depuis
neuf mois, que Julia note :
« Heinz m’apprend
que le général Erwin von Weibnitz, qui avait cessé toute activité depuis deux
ans, a été retrouvé mort dans une chambre de l’hôtel Excelsior, à Rapallo.
Weibnitz m’avait dit un matin – peut-être le
14 avril 1922, quand les négociations n’étaient pas encore achevées – qu’il
vivait les jours les plus heureux de sa vie. J’avais gardé la tête baissée, gênée
de ne pas lui répondre, de le laisser ainsi dans le vide de mon silence. Il
avait murmuré, et j’en avais été émue : “Je ne vous demande rien.”
Sa mort, dit Heinz, a paru suspecte à la
police italienne et la presse a évoqué l’hypothèse d’un empoisonnement, donc
celle d’un suicide ou d’un crime.
Heinz
Weitere Kostenlose Bücher