Le Pacte des assassins
Voilà Lénine !
Il avait de nouveau chuchoté :
— Staline est le centre du Parti. Trotski
est isolé. On n’a pas besoin de quelqu’un qui jouerait à être un nouveau Lénine,
mais d’un organisateur, d’un homme qui tiendra le pays, d’un réaliste. Staline
est cet homme-là.
Il avait semblé à Julia que le regard de Willy
Munzer contredisait ces propos, cette certitude verbale, peut-être obligée, et
elle avait cru lire dans les yeux de son interlocuteur un doute mêlé d’effroi.
En regagnant sa chambre, elle avait été
surprise de trouver, glissé sous sa porte, un texte dactylographié intitulé « Le
testament de Lénine », où Staline était accusé de n’être « ni poli, ni
équilibré, ni loyal », et d’avoir été d’une « brutalité inouïe »
à l’égard de Nadia Kroupskaïa, l’épouse de Vladimir Ilitch.
Or ces défauts-là étaient inacceptables chez
un Secrétaire général du Parti.
Comment n’aurait-elle pas été oppressée ?
Comment n’aurait-elle pas souhaité être chargée d’une nouvelle mission en
Allemagne ?
Elle avait sollicité l’appui de Willy Munzer
qui lui avait présenté un des responsables du Komintern, David Piatanov, un
homme d’une quarantaine d’années aux cheveux ébouriffés, de petites lunettes
rondes enfoncées dans ses orbites, les deux branches de la fine monture
métallique collées à ses tempes.
Piatanov l’avait observée, les yeux plissés
comme s’il était gêné par la fumée de la cigarette qu’il tenait serrée entre
ses dents, le menton un peu levé :
— Tu veux repartir, camarade ?, avait-il
enfin lâché d’une voix enrouée.
Il avait secoué la tête, et c’était à la fois
un signe de réprobation et d’incompréhension.
Comment une bolchevik aguerrie comme elle
pouvait-elle ignorer qu’on ne choisissait pas le lieu de son combat
révolutionnaire ? C’était au Parti de décider. Il fallait renoncer à l’individualisme
petit-bourgeois, au « je veux ceci, je préfère cela ». Ne comprenait-elle
pas qu’à l’heure où Lénine agonisait – car il agonisait, sa mort pouvait
survenir d’un moment à l’autre –, il fallait resserrer la discipline, préserver
l’unité du Parti, plus précieuse que la prunelle de nos yeux ?
David Piatanov s’était levé, allant et venant
dans la petite pièce, allumant une nouvelle cigarette au mégot qu’il écrasait
dans un cendrier déjà plein.
— Si chacun chante en solo, la révolution
est perdue. Mais, heureusement, Staline a une poigne de fer.
Il s’était appuyé des deux mains à son bureau,
se penchant en avant vers Julia.
— J’ai noté ton souhait, camarade. Le
Parti décidera. Mais ta demande, formulée en ce moment, a quelque chose d’indécent.
Tu as peur de Staline ?
Qu’est-ce qui avait poussé Julia à bondir, à
mentir, à clamer d’une voix forte qu’elle connaissait et aimait le camarade
Staline, et qu’elle s’adresserait à lui directement ?
Elle avait perçu le désarroi de Piatanov. Après
un silence, il avait expliqué qu’il ne connaissait pas encore suffisamment les
camarades étrangers ; cependant, il allait appuyer sa demande, mais, pour
l’heure, toutes les décisions étaient suspendues. On attendait…
Elle lui avait tourné le dos.
Et Lénine était mort
le 21 janvier 1924 au matin.
On assurait que c’était une lointaine séquelle
de la blessure que lui avait infligée la socialiste révolutionnaire Dora Kaplan,
le 30 août 1918, tirant sur lui : la balle avait déchiré le cou, près de
la carotide, laquelle s’était contractée, resserrée, et le sang avait eu de
plus en plus de mal à irriguer le cerveau.
Six ans après, Lénine avait succombé.
Julia Garelli avait lu les communiqués
médicaux. Elle était restée prostrée comme si cette mort ensevelissait sa
jeunesse, ses espérances, les souvenirs de Zurich, ceux de son « voyage de
noces » avec Heinz.
On racontait que
Staline était entré le premier dans la chambre mortuaire, qu’il avait saisi la
tête de Lénine à deux mains, l’avait embrassée sur les joues et le front en
disant : « Adieu, adieu, Vladimir Ilitch, adieu ! »
Et Julia avait répété ces mots qui peu à peu
étaient devenus les siens.
Elle avait oublié tout ce qu’elle avait appris
et connu de Lénine, ses colères, cette détermination à « liquider »
par n’importe quel moyen cette « merde de la nation » qu’étaient
Weitere Kostenlose Bücher