Le Pacte des assassins
première page du journal.
Il est vraiment Alfred Berger, il ne s’agit plus d’un prénom et d’un nom d’emprunt,
mais des siens, seulement des siens.
Et les dieux veillent sur lui.
L’amirauté et le gouvernement préfèrent ne pas
le juger, donc ne pas le condamner, le garder jusqu’à la fin de son engagement,
matelot qui traîne dans l’arsenal, qui n’a droit à aucune permission, consigné
comme il l’a été à l’orphelinat de Carpentras.
Mais il n’est plus l’orphelin Alfred Berger.
Quand, enfin, un
matin à l’aube, on le libère et qu’il pose son « sac à terre » devant
l’entrée du 5 e dépôt des équipages de la flotte, à Toulon, maître
François Ripert est là qui l’attend, lui donne l’accolade, et tout à coup
surgissent des dizaines de camarades scandant son nom : « Alfred
Berger ! Alfred Berger ! »
On l’embrasse. On trinque. On l’héberge. On le
gave. De jeunes femmes se pendent à son cou. Il est le mutin de la mer Noire, le
héros du prolétariat révolutionnaire.
On le pousse à la tribune. Les murs de la
salle enfumée sont couverts de calicots rouges. On crie « Vive les Soviets ! »,
puis c’est le silence et il lui suffit de laisser jaillir de sa poitrine les
mots de la souffrance et de la colère accumulées depuis qu’on l’a déposé sur le
seuil d’une bergerie, les mots de la révolution qu’il a appris en prison, dans
les livres.
On l’applaudit, on l’acclame. On chante L’Internationale.
« Du passé, faisons
table rase ! »
Ce refrain, il l’entonne
à pleine voix.
Il a pour la première fois l’impression que
tout est en ordre dans son corps et dans sa tête, qu’il est en harmonie avec le
monde.
Il devient un « dirigeant »,
un « permanent », un « révolutionnaire professionnel ».
Il connaît les « planques » où l’on
se terre pour échapper à la police. Il partage les secrets de la révolution. Il
rencontre un envoyé de l’Internationale, un « bourgeois » coiffé d’un
feutre à larges bords, serré dans un manteau au col de fourrure. Ses mains
gantées lui tendent des liasses de billets. Longtemps Alfred Berger ignorera le
nom de cet émissaire, jusqu’au jour où, en signe de confiance, on lui apprendra
qu’il s’agit d’un camarade belge, Samuel Stern, un richissime diamantaire rallié
à la cause révolutionnaire.
Alfred Berger est
entré dans le cercle restreint de ceux qui sont désignés pour se rendre à
Moscou. Il rencontre Jacques Miot et Jacques Duclos, Maurice Thorez, Boris
Serguine, et à nouveau l’avocat François Ripert.
Puis c’est son tour de traverser l’Europe, de
représenter les camarades français au secrétariat du Komintern.
Lorsqu’il entre et sort de l’hôtel Lux, il
détourne le regard pour ne pas voir ces bandes de gosses en haillons qui
tendent furtivement la main.
C’est son passé qui doit et va disparaître.
Et il lui suffit de quelques pas pour oublier
ces silhouettes chétives, faméliques, leurs regards d’animaux traqués.
Il dispose d’un bureau. Dans les couloirs, on
s’efface pour le laisser passer. Les femmes russes, blondes et grasses, s’ouvrent
pour lui comme des fruits mûrs.
Il sent peu à peu que cette brûlure qui le
tenaillait en permanence et dont il avait cru qu’elle était la vie même s’atténue,
s’efface.
Il parle. On l’écoute. Il commande. On lui
obéit. Il désire. Il baise. Il apprend à jouir.
Souvent, un cauchemar le hante : il
pourrait redevenir cet enfant rejeté, cet orphelin. Alors il veut être le
meilleur des fils de la révolution, l’exécutant le plus obéissant des tâches
fixées par le Centre.
Il veut appliquer sans l’ombre d’une
hésitation, sans la discuter le moins du monde la ligne du Parti telle qu’elle
a été tracée par le Secrétaire général.
Alfred Berger ne quitte pas des yeux Staline.
Il imite même la démarche lente, presque
hésitante, de celui qu’on commence à appeler le « meilleur disciple de
Lénine ». Il se range parmi ses partisans. Cet homme-là, aux gestes
maladroits, à la voix rauque, est issu du peuple. Il vient d’« en bas ».
Il n’est pas comme ces Trotski, Boukharine, Kamenev, Zinoviev, un fils de puissant,
un rallié à la révolution. Il doit tout au Parti. Sans lui, il ne serait qu’un
orphelin.
« Je ne suis pas un homme libre, dit-il ;
si le Parti me donne un ordre quelconque, je dois me soumettre. »
Alors Alfred Berger
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