Le Pacte des assassins
de
réflexe musculaire, instinctif, non le fruit d’une réflexion. Mon corps était
devenu ma raison, comme il l’était dans ma jeunesse. L’instinct était alors ma
manière de penser.
Nous nous sommes assis.
Il était si grand que ses genoux touchaient
les miens. Ses jambes, quand il les eut allongées, encadraient ma chaise et j’apercevais
ses chevilles et ses pieds dépassant des plis de la nappe qui frôlaient le
parquet.
Et cela me donnait à nouveau envie de rire.
Il a commencé à raconter sa propre vie, son
engagement à dix-sept ans dans les troupes britanniques, les tranchées, les gaz.
Puis 1918, les premiers articles, les reportages en Allemagne, la tentation
communiste, mais il avait refusé d’y céder, par peur de ne point pouvoir garder
cette liberté de plume, cette indépendance du regard qui étaient les ressorts de
sa vie.
Mais il avait aidé Willy Munzer, rencontré
Thaddeus Rosenwald et Heinz Knepper.
Il s’était rendu à plusieurs reprises en
Russie et, parce qu’il avait écrit des articles qui incitaient les
gouvernements anglais et français à laisser le peuple russe choisir librement
son destin, fut-il révolutionnaire, si tel était son vœu, les dirigeants
soviétiques l’avaient autorisé à parcourir le pays… »
Julia écoute. Elle est fascinée comme une
jeune fille qui rencontre un héros. Et celui-ci s’interrompt souvent, la
questionne, lui répète qu’elle sera le personnage central de son prochain livre
si elle l’y autorise, car sa vie est exemplaire de ce siècle, celui des grandes
transgressions : elle, comtesse vénitienne, n’est-elle pas devenue
révolutionnaire ?
Voilà plus de deux heures qu’ils se parlent. La
salle du restaurant s’est vidée et ils passent dans le salon aux grands
fauteuils de cuir noir.
Dans la pénombre, Julia
a le sentiment que leurs corps se sont déjà rejoints, même s’ils se font face, mais
Arthur Orwett s’est penché en avant, les coudes appuyés sur ses cuisses, les
mains nouées comme pour une prière.
— Ne retournez pas à Moscou, murmure-t-il.
Willy Munzer m’a fait part de vos hésitations, mais vous ne sauverez pas Heinz
Knepper, vous vous sacrifierez inutilement.
Elle se sent si forte, si sûre d’elle, depuis
qu’elle est à côté d’Orwett, qu’elle ne lui répond pas, ne le quittant pas des
yeux. Il a des cheveux couleur jais, drus mais soigneusement peignés, brillants,
plaqués sur son crâne carré. Le visage est volontaire, la bouche charnue. Elle
fixe ses doigts longs, ses larges paumes.
Il a vu les Soviétiques agir en Espagne, dit-il.
Ils ont assassiné ceux qu’ils soupçonnaient d’être trotskistes ou anarchistes. Les
Russes n’acceptent que ceux qui se soumettent à leurs diktats et ils ont réduit
leur politique à la défense de leur pouvoir à n’importe quel prix. Peu importe
que crèvent les républicains espagnols, les antinazis !
Il s’interrompt.
— Je sais ce que souhaite Staline, reprend-il :
un accord avec Hitler, et vous êtes là pour le préparer, créer le climat, tout
comme vous étiez à Venise en juin 1934.
Elle a l’impression qu’il se rapproche
davantage.
Il lui répète qu’elle ne doit pas rentrer à
Moscou, qu’il obtiendra sans difficulté, pour elle, le droit d’asile politique
en Grande-Bretagne. Il l’interviewera. Elle écrira un livre de souvenirs.
Puis, tout à coup, il ferme les yeux et parle
d’une voix sourde.
Il était en Ukraine, dit-il, au moment de la
famine, du grand massacre organisé par Staline pour faire plier les paysans – peut-être
huit millions de morts.
Il a vu des affiches montrant une mère éplorée,
famélique, les yeux comme des trous, et à ses pieds un nouveau-né. L’affiche
était barrée par ces mots en grosses lettres rouges : “Manger son enfant
est un acte barbare.”
Et Julia se souvenait d’Heinz Knepper
décrivant avec effroi la même affiche.
— J’étais à Kharkov, poursuit Arthur
Orwett. Je n’ai jamais vu autant d’enterrements, aussi hâtifs, et dans les rues
des cadavres qu’on n’avait même pas eu le temps de ramasser. À la gare, des
trains arrivaient, leurs wagons à bestiaux chargés de morts. Quand on faisait
glisser les portes, les cadavres amoncelés se déversaient sur le quai. J’ai vu
cela. Je l’ai écrit, mais personne n’a commenté mon reportage, ne s’est étonné
de cette famine qui ne résultait ni de la sécheresse, ni de la guerre, mais
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