Le Pacte des assassins
soupiré.
— Il y a tant de missions que tu pourrais
assurer…
Il s’était levé avec
difficulté comme si son corps lui pesait.
Il portait une blouse blanche serrée à la
ceinture par une large ceinture de cuir noir. Les plis retombaient sur des
pantalons bouffants de tissu sombre, enfoncés dans de courtes bottes souples
montant à mi-mollet.
Il avait arpenté le bureau, allant et venant
lentement, et, parce qu’elle avait pensé qu’il l’avait déjà condamnée, elle
avait osé lui parler de Heinz Knepper, disparu depuis la fin de l’année 1937. Elle
voulait simplement, avait-elle dit, savoir ce qu’il était advenu de lui, et
elle souhaitait, si l’on devait le juger, comparaître à ses côtés au tribunal. Mais
peut-être l’avait-on déjà exécuté ?
Il s’était arrêté en face d’elle, et l’odeur
de tabac et de sueur mêlés avait été si forte qu’elle en avait eu la nausée, s’efforçant
de ne pas reculer.
Il avait murmuré :
— « Ne te retourne jamais, dit un
autre proverbe géorgien. Celui qui regarde le passé s’expose à perdre la vue. »
Tu tiens à tes yeux ?
Il avait repris sa place devant la petite
table et avait recommencé à feindre de lire, puis, songeur, il avait repris :
— Tu as raison, ils sont beaux, tes yeux.
D’un geste brusque, il avait alors refermé le
dossier.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire de toi, comtesse
Garelli ? Cela ne dépend pas de moi…
Du bout des doigts de sa main droite Il avait
caressé lentement sa main gauche, recroquevillée.
Et la porte derrière Julia s’était ouverte.
41.
Souvent, dans le journal qu’elle a recommencé
à tenir dès le mois d’août 1945, Julia évoque le moment où l’un des gardes du
corps de Staline – sans doute Vlassik – lui empoigne l’épaule, la tire
brutalement hors du bureau cependant que Poskrebychev en referme la porte.
« J’ai eu l’impression
d’être précipitée dans un gouffre, écrit-elle.
Peut-être m’ont-ils frappée du poing ou du
coude ? Je me souviens seulement d’avoir ressenti une vive douleur dans le
bas-ventre, si violente qu’elle m’a pliée en deux et que j’en ai eu le souffle
coupé. Aurais-je voulu crier que je n’aurais pas pu.
Vlassik m’a entraînée jusqu’à une petite pièce
attenante à l’entrée de la datcha. Un rideau de velours grenat dissimulait une
issue que Poskrebychev a ouverte.
J’ai eu à peine le temps d’entrevoir les
officiers du NKVD qui se tenaient devant une limousine. Vlassik m’a poussée à l’intérieur
de la voiture et je me suis affalée sur la large banquette arrière, mais on m’a
fait tomber sur le plancher du
véhicule et deux officiers du NKVD se sont assis sur la banquette et ont
naturellement, posément, calé les talons de leurs bottes sur ma nuque et mon
dos.
J’étais devenue en quelques minutes cette “chose-là”,
ce tas de chair et de vêtements sur lequel on essuyait ses semelles.
J’ai peu à peu recouvré mon souffle. Je me
suis jurée de m’agripper aux parois de cet abîme, de ne pas y crever, de ne pas
leur accorder cette victoire.
Je devais survivre afin de pouvoir témoigner
pour Vera et Maria Kaminski, pour Heinz Knepper et des milliers d’autres.
C’est à ce moment-là, la bouche contre le
tapis poussiéreux de cette voiture qui roulait vite de la datcha de Kountsevo à
la prison de la Loubianka, que j’ai commencé à reconstituer ce que je savais
être ma dernière rencontre avec Lui, le Loup, le Grand Bourreau, l’Imposteur, l’Assassin
qui avait osé me dire – les mots revenaient et je m’efforçais de les graver
dans ma mémoire – : “Cela ne dépend pas de moi. Je ne peux rien faire, seul
le NKVD peut résoudre cette affaire.”
« Comment ne
pas mépriser un homme qui avait besoin, là où il était parvenu, de jouir
mesquinement du mensonge, de jouer la farce tragique de son irresponsabilité, d’oser
affirmer qu’il était impuissant, Lui dont un trait de crayon sur une liste de
noms décidait de la mort ou de la vie de centaines, de milliers, et, en bout de
compte, de millions d’être humains ?
Mais ce simulacre était une autre manière de
torturer ses victimes, de les avilir, de les contraindre à avaler ces
contre-vérités, ces excréments.
Et c’était la même logique folle qui était à l’œuvre
quand la machine terroriste voulait obtenir des aveux dans une parodie de
justice où les innocents, broyés, réclamaient
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