Le pas d'armes de Bordeaux
collecteur. Cependant, les marques de ferveur apparaissant comme incompatibles avec l’état de chevalier, la parole pouvait, chuchotée, se substituer aux actes.
– Veillez bien sur vous, m’amie. Je ne cesserai de vous porter dans mon âme. Parfois, oh ! Oui, parfois, visitez Alcazar comme s’il était vôtre…
– Prenez grand soin de vous…
Soudain, la pucelle fut secouée par des sanglots si violents que Tristan l’étreignit encore.
– J’ai crainte, dit-elle. J’ai moult angoisse de vous perdre.
Cet émoi rougissait ses joues et la défigurait un peu ; – elle le savait et baissait la tête.
– Seigneur ! dit-elle les mains jointes, ayez pitié de nous. Ne coupez point les liens qui nous unissent…
Tristan n’osait se détacher de ce corps dont il ne savait rien – ou si peu. Ils avaient l’un et l’autre le sentiment d’une sorte de rupture qui pouvait, au fil des jours de solitude, devenir définitive. Cette certitude glacée instillait son poison dans leurs veines et leur rongeait le cœur. Il semblait que les battements de l’un et de l’autre se confondaient et s’exaspéraient sans qu’un baiser ne pût remédier à ce mal du corps et de l’âme.
– J’ai peur qu’il ne vous arrive malheur.
Il repoussa, d’un doigt sur les lèvres tendues vers sa bouche, cette exécrable anxiété. En hâte, elle lui révéla qu’elle avait fait un rêve : la survenue d’un homme, un guerrier, dans leur vie. Elle n’en avait point discerné le visage mais elle savait qu’il était assez petit, trapu, farouche. Il les séparait. Il entraînait Tristan vers des cieux d’où tombaient des pluies de sang. Elle s’était réveillée couverte de sueur, et c’était pourquoi elle était là pour le voir, le voir encore et jouir de sa présence.
– Holà ! Messire, hurla Pons de Missègre. Cessez de coqueliner ! Venez.
Il fallait obéir à cet homme de bure qui ne savait rien d’autre que servir Dieu sans peut-être l’aimer. Tristan se détacha de Maguelonne, la baisa au front, essuya de l’index deux larmes opalines.
– Son ire me courrouce autant que vous, m’amie.
Il s’éloigna promptement, rageant contre une destinée d’où la paix de l’esprit et la satisfaction du cœur semblaient exclues.
Il laissa ses compagnons chevaucher devant lui. Merdaille ! Merdaille de vie ! » Soudain, le cœur y perce d’une douleur corripiance, il tourna bride et rejoignit Maguelonne.
– Attends-moi ! lui dit-il. Je reviendrai bientôt. Si… Dieu nous le permet, tu seras châtelaine.
À la suite d’une ébriade sans doute un peu trop vive, Malaquin hennit et prit le galop. Ses quatre fers battirent allègrement le sol. Il semblait heureux et satisfait d’un dénouement qu’il ne pouvait comprendre.
VII
Assis dans une haute chaire au dais de bois ouvré, peint à ses armes – parti d’azur à une fasce d’or, et d’argent à la bande d’azur accompagnée de six roses de gueules (430) -, Pierre de la Jugie considérait le bayle et Pons de Missègre en amis chers et parfois, négligemment, les hommes qui les avaient assurés. Entre-temps, son regard prompt et soucieux s’évadait par la fenêtre déclose et montait vers le ciel comme si, se sachant observé, il tenait à rassurer son Créateur sur la pureté de son âme.
Il avait congédié ses clercs et ses diacres. Ainsi paraissait-il plus à l’aise bien que l’expression de maussaderie que Tristan lui connaissait n’eût point changé. Les conjonctures, en quoi que ce fût, n’incitaient pas à la sérénité. Les gens devenaient plus pauvres, certains même insolvables. Comme pour éviter d’avouer cette vérité première, le prélat usait du latin. « Obaeratus », disait-il parfois (431) pour ne point employer le verbe endetter.
– Vous êtes satisfait, dit-il au bayle, et m’en voyez content. Par ces temps de grand-peur et d’abusions incessantes, je conçois que nos fidèles manifestent quelques omissions, dissimulations, hésitations. L’essentiel est qu’ils sachent que leur tribut purifie leur cœur et les rapproche de Dieu.
Tristan et Paindorge échangèrent un clin d’œil qui parut échapper à l’attention pourtant vive de l’archevêque.
– Vous montrez-vous aimable avec les plus rétifs ?
Le bayle s’inclina. Sa réponse fut prompte :
– Monseigneur !… Le chevalier de Castelreng et son écuyer peuvent attester de ma bienveillance et de ma
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