Le pas d'armes de Bordeaux
un angle du champ proche du fleuve, on avait empilé des planches et des tréteaux et déployé sur le sol deux vastes toiles peintes figurant deux tours et la courtine d’une forteresse.
– Le pas d’armes. Serons-nous, Hugh, dedans pour la défense de cette imitation de châtelet ou dehors pour lui donner l’assaut ?
Calveley fut incapable de répondre. Il avait essayé de percer ce mystère ; il n’y était pas parvenu.
– Nous verrons bien, dit Paindorge.
Et tous trois regardèrent une autre spectatrice. Le contraire de la dame d’Angle, l’antidote contre sa laideur.
Sortie d’une des litières assemblées dans un terrain sis entre la Garonne et la lice, Tancrède accompagnait Jeanne de Kent.
– Boudious ! murmura Tristan.
– On dirait deux sœurs, observa Calveley.
– Bah ! grommela Paindorge.
Elles allaient toutes deux d’un pas souple, prudent, comme pour ménager leurs chevilles. Le frontal apposé sur leurs cheveux épars semblait être sorti des mêmes mains habiles. Leurs robes étaient deux flammes et dans un geste de frondeur, elles faisaient tourner leur escarcelle de daim rouge au bout de ses cordons. Une ceinture orfévrée, large, étroitement serrée, faisait jaillir leur poitrine dont sans doute on devait entrevoir un bon tiers. Elles souriaient, à peine déhanchées par les bosses cachées sous l’herbe.
– Elle marche en retrait de la belle Jeanne.
– Si peu, Tristan, si peu… et c’est l’usage.
– Elle va prendre place à l’avant du bouhourd 90 .
Après que la princesse y eut accédé, Grailly aida Tancrède à monter l’escalier aux degrés étroits et roides.
– Elle aurait pu au moins nous saluer !
– En procédant ainsi, elle offensait le prince.
– Et nous alors ? Un seul regard m’eût suffi.
Au moment de rompre avec une existence naturelle ou soi-disant telle pour devenir une espèce de rétiaire, Tristan se cherchait des raisons d’être heureux et de le demeurer. Ce qui lui manquait, c’était un signe, une promesse d’amour à défaut d’une étreinte. La passion même simulée – et Tancrède y était experte – lui paraissait un viatique plus puissant que la fraternité d’armes qui le liait à Paindorge dont l’anxiété sinon l’angoisse commençait à blêmir et à plisser les traits. S’il ne sondait en lui que du vide, il ne trouvait en son âme aucun mot pour réconforter celui qui, depuis au moins cinq ans, partageait ses malaventures. Si leur passé les possédait différemment, leur avenir commun pouvait durer l’espace d’un après-midi.
Tristan se roidit de toutes ses forces pour ne pas laisser paraître le doute qui l’envahissait.
– Nous les vaincrons, Robert. Tu verras !
– Alors, gardez-vous d’être navré à la joute.
Du menton, Calveley leur désigna un chariot, droit sur ses béquilles, devant un pavillon de toile grise sommé d’un pennon où, sur fond d’azur, figuraient trois fleurs de lis.
– Votre logis.
Il y en avait quatre, en face : rouge, bleu, safran et vert ; ils étaient en bordât, ce lainage d’ameublement à travers lequel les clartés du soleil ne passeraient pas. Plus loin – au-delà de deux râteliers d’armes hérissés de lances -, une tente plus vaste avait été dressée devant laquelle on avait déposé deux claies.
– Fasse le ciel, dit Paindorge, que nous n’entrions pas là-dedans. Cela signifierait que nous sommes eshanchés (366) .
Tristan haussa les épaules et ne dit mot. Non, il ne gésirait pas, ce soir, dans une tombe. Non, il ne serait pas profondément navré, bien que le fer de Bordeaux fût réputé pour son tranchant et sa dureté. Il devait vivre !
Les échafauds se garnissaient. Entre les deux barrières circonvenant la lice et qui formaient un couloir large d’une demi-toise destiné aux juges, des manantes passaient tenant l’anse d’un maniveau d’osier au fond duquel reposaient des friandises. Elles riaient, avenantes et légères.
– Apprêtez-vous, dit Calveley. Je me charge des chevaux.
– Pourquoi ne vas-tu pas rejoindre tes compères ? Tu en as assez fait pour nous.
L’Anglais sourit. Un sourire de biais. Il semblait qu’il y eût du venin sur sa langue. À l’intention de qui ?
– J’ai demandé de vous surveiller. Le prince a accepté ma requête.
Il considéra le champ à l’herbe tondue dont les écheliers et les estaquettes 91 avaient été peints au blanc de céruse tandis que
Weitere Kostenlose Bücher