Le pianiste
immuable. J’avais gardé mes deux seuls trésors, mon stylo à
encre et ma montre Omega d’avant guerre que je chérissais comme la prunelle de
mes yeux, la remontant scrupuleusement pour qu’elle m’aide à respecter mon
emploi du temps intangible. En fait, je passais toutes mes journées allongé
afin d’économiser mes faibles forces, ne sortant de mon immobilité qu’à midi, pour
prendre une biscotte et une tasse d’eau, en veillant à économiser au maximum
mes réserves. Du matin jusqu’à cette maigre collation, je restais les yeux
fermés, à repasser dans ma tête toutes les partitions que j’avais pu exécuter
dans ma vie, mesure par mesure, ligne par ligne. Cet exercice mnémotechnique
allait s’avérer fort utile par la suite : lorsque j’ai recommencé à
travailler après guerre, je connaissais toujours mon répertoire et j’avais même
mémorisé des œuvres entières, comme si je n’avais cessé de pratiquer la musique
pendant toutes ces années. Ensuite, de midi au crépuscule, je concentrais mon
esprit sur les livres que j’avais lus, je répétais en moi-même des listes de
vocabulaire anglais, je me dispensais des cours muets en cette langue, me
posant des questions et essayant d’y répondre sans faute. À la nuit tombée, je
m’endormais pour me réveiller vers une heure du matin. Là, je partais à la
recherche de nourriture à la lueur d’allumettes dont j’avais découvert une
réserve dans l’un des appartements qui n’avait pas entièrement brûlé. Dans les
caves ou dans ce qui avait été des intérieurs bien tenus avant de se muer en
ruines, je trouvais ici un peu d’avoine, là quelques bouts de pain rassis, ou
de la farine moisie, ou de l’eau au fond d’un seau… Je ne sais combien de fois
j’ai dû contourner le cadavre carbonisé sur les marches au cours de ces
expéditions. Il était le seul compagnon dont je n’aie pas à redouter la
présence.
Une nuit, je suis tombé sur une trouvaille exceptionnelle
dans l’une des caves : un demi-litre d’alcool, que j’ai résolu de garder
jusqu’à la fin de la guerre.
Pendant la journée, tandis que je restais étendu sur le sol,
Allemands ou Ukrainiens revenaient souvent dans le bâtiment, animés par l’espoir
de trouver encore quelque chose à piller. Chacune de ces incursions était une
épreuve terrible pour mes nerfs car je redoutais qu’ils ne finissent par me
découvrir. Ils ne se sont toutefois jamais aventurés jusqu’au grenier, et ce
même si j’ai décompté plus de trente visites impromptues de ce genre.
Le 15 novembre, la première neige de l’hiver est tombée. Le
froid venait toujours plus me tourmenter sous la pile de chiffons et de hardes
que j’accumulais sur moi et qui était maintenant recouverte d’une épaisse
couche de flocons blancs quand je me réveillais. Certes, la litière que je m’étais
confectionnée était protégée par un pan de toit encore intact mais la neige s’engouffrait
dans le grenier ouvert à tout vent.
Un jour, j’ai improvisé un miroir en tendant un tissu sous
un morceau de vitre que j’avais trouvé. Au début, je n’ai pas pu me reconnaître
dans l’effrayante apparition que j’ai eue sous les yeux, dans cet amas de
cheveux sales, cette barbe hirsute qui me mangeait le visage et ne laissait
visibles qu’un peu de peau noircie, des paupières enflammées et un front
couvert de croûtes.
Ce qui m’abattait le plus, cependant, c’était de rester dans
une totale ignorance de ce qui se passait sur le front et du côté des rebelles.
Le soulèvement de Varsovie avait été écrasé dans le sang, sur ce point je ne
pouvais cultiver aucune illusion, mais peut-être la résistance se
poursuivait-elle aux abords de la ville, à Praga par exemple, sur l’autre rive
de la Vistule ? J’entendais encore des départs d’artillerie par là-bas, et
de temps à autre un obus venait s’abattre dans les ruines, souvent assez près
de mon immeuble, éveillant des échos métalliques dans le silence du quartier
calciné. Et dans le reste de la Pologne, quelle était la situation ? Où
les troupes soviétiques se trouvaient-elles, maintenant ? À quel stade en
était l’offensive alliée à l’ouest ? Ma vie dépendait entièrement des
réponses à ces questions, car même si les Allemands ne me découvraient pas je
ne pourrais pas continuer très longtemps dans ces conditions : j’allais
périr d’inanition, ou de froid.
Après avoir
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